dimanche 28 avril 2024

Pantá de Saü (Cat). "Dis, raconte notre histoire !"

 J'ai poussé, ce matin là, une porte ouverte sur un monde désertique et craquelé, fantomatique comme ces lieux où la vie a disparu, suite à un fléau, un cataclysme, une guerre, un lieu où a rôdé la mort.



Une porte sans battants, sans murs ni toit pour l'accompagner, une porte comme un défi affrontant un décor sauvage et somptueux, surréaliste.


Et après cette porte, sur le sol carrelé de boue desséchée formant de jolies tommettes, un stylo orange m'attendait, aussi surréaliste que le décor. Amené là par le hasard d'un courant d'eau que les courants d'air ont mis à nu sous l'implacable lumière solaire de cette terre catalane.


C'est le décor lunaire du Barrage de Saü, rendu à l'air libre après plus de 60 ans, alors je n'ai pas touché au stylo couché sur la boue séchée et je lui ai promis de conter. Comme je l'avais fait un jour, en montagne, à un crayon posé sur l'herbe.

Il était une fois un fleuve nommé Ter, qui nait dans les montagnes catalanes, à 2480 m d'altitude avant de poursuivre une route de 208 km, et se jeter dans la mer Méditerranée. Ce fleuve, en 1963, fut policé par trois barrages successifs dont deux importants, celui de Susqueda, et celui de Saü, le plus en amont. Comme nombre de barrages, ils engloutirent ...la vie.

Celle de San Roma de Saü. Petit village paysan.

Alors, en marchant longuement dans les ruines qu'une intense sécheresse a exhumées de l'eau 60 ans après, j'imagine et je conte, dans ma tête, avec, virtuellement en main, un stylo orange échoué.

J'imagine les rumeurs du projet qui ont atteint par vagues les habitants de la vallée. Dans un décor plutôt martien, teinté du rouge sang des grés, au milieu des champs et des verts peupliers, des terrasses plantées de fruitiers, du vert mouvant des blés, un village se dressait, fier de son église de style roman lombard, datée du 11ième siècle, proche d'un petit cimetière, longée par une route pavée qui traversait le fleuve sur un pont roman à plusieurs arches et au dos voûté, une poignée d'habitants soignait ce décor car ils en vivaient. Aux alentours, des hameaux et fermes isolées, besogneux et cernés de terrasses, menaient la vie austère, rude et discrète des paysans de montagne. Avec leurs bêtes. Des sources coulaient, des citernes s'emplissaient, les fenêtres ouvraient sur un décor de far west, ils étaient à l'abri. Bien sûr parfois le fleuve gonflait, la vallée grondait, les pentes s'éboulaient, le grand fracas de la vie ordinaire d'un bord de fleuve. On reconstruisait et on repartait pour une vie sans fin.








Pourtant un jour, les rumeurs enflèrent, noyèrent la vallée avant que l'eau ne le fit et les habitants apprirent. Leur malheur, leur fin, leur engloutissement  prochain. Des hommes avec de grosses voitures passèrent le petit pont et le désespoir s'abattit.

J'imagine sans peine les débats, le peuple catalan est fier et tonitruant. Mais cela n'empêcha point la suite de l'histoire, l'histoire ordinaire d'une vallée engloutie.

Plus tard, un à un, ils partirent, abandonnant leur vie, leur passé, leur présent et leur futur.

En  marchant toute seule sur cette terre craquelée et morte, où, insolente, reverdit une herbe drue après les dernières averses, je les voyais passer avec leur cargaison, linge, vaisselle, meubles, empilés sur leurs attelages au pas lent du bétail, j'entendais leur silence, je voyais leur regard noyé, le mégot éteint au coin du rictus, et j'entendais ce silence heurté mécaniquement par le pas animal. Ils m'ont accompagnée, ne m'ont pas conté leur désarroi et leur histoire, trop fiers et dignes pour cela, je voyais les femmes en noir, foulard sur la tête comme pour les hommes la casquette, je voyais les larmes qui coulaient, j'entendais les jurons étouffés, je les connais les jurons catalans, ils ne sont tendres pour personne ! Et déjà, eux, au rythme lent de ce départ, ils voyaient s'ériger "la presa", le mur qui allait barrer la vallée et arrêter le fil de l'eau. Certains, symboliquement avaient muré les ouvertures de leur maison. Elles le sont encore, à ciel ouvert pourtant.




Ils sont partis, emmenant leurs morts, éventrant les tombes et sauvant les croix. On peut encore voir ce massacre aujourd'hui. Ironie sordide, une base nautique côtoie le cimetière.


Le cimetière


Sorties de l'eau après 60 ans, ces pierres écroulées, cette rue emportée, ces toits disparus, ces bois durcis et noirs comme après le feu (c'est de l'alzina, le chêne vert, dur comme fer), ces ruines me racontent, curieuses de retrouver la lumière du jour et les couleurs emmurées depuis 60ans. Des gens errent, comme moi, mais pour eux c'est davantage "un turisme de secada", un tourisme de sécheresse, pour moi c'est...un pèlerinage, celui du paysan arraché à sa terre.


Ils arpentent...j'arpente


Pire que cet exil, je ressens sous ce ciel dur et ces terres de mort, face à cette église qui n'a jamais bougé, record mondial soit dit en passant, après les blessures de deux tremblements de terre au 15 eme, je ressens ce que fut l'enfer de l'engloutissement. Centimètre par centimètre, ceux qui en ont eu le courage, ou qui ont continué à travailler leur terre, ont vu s'enfoncer leur vie, l'eau monter, monter, inexorablement, chemin à l'envers de ce qui est aujourd'hui et qu'ils ne voient plus pour la plupart. Certains sont encore vivants, sont ils revenus ? Qu'ont ils dit, ressenti ? Quelle amertume ? Mais ils étaient si jeunes alors...

Un village nouveau leur avait été construit, sur les hauteurs, sans vue sur le barrage. L'oubli peut il en naître ? 

Dans ce lent va et vient de l'eau qui a parfois dégagé quelques bribes, il est encore des bâtiments qui gardent leur mystère. Tel le pont qui n'a jamais mis son dos au soleil mais dont d'aucuns ont à peine aperçu un coin d'échine récemment.

Certes j'ai arpenté le village, sous la pluie cinglante de ce début d'avril, cela ajoutait encore une atmosphère à l'Histoire. Mais les ruines ont elles une histoire plus gaie au grand soleil ? J'ai vu ce que les touristes ne voyaient pas, j'ai vu ces blocs taillés ornées de fossiles, contant un très vieux engloutissement marin, j'ai vu les lieux où les paysans entassaient leurs ordures, qui donnaient l'engrais, il reste des tas de débris de verres colorés et de poteries vernissées, j'ai vu ce qu'a bien voulu me conter un habitant du cru, réalité ou enjolivement ? Je n'ai trouvé nulle trace de confirmation de ses dires. Une fabrique d'armes ? Une minoterie ? Eux aussi tisseraient ils une légende du village englouti ? Qu'était donc cette tour carrée aux murs si épais à la base ? Personne n'y jetait un coup d'oeil. Tout le monde va là bas pour l'église, que les canoës kayaks traversent car seul son clocher a émergé pendant 60 ans.

Image internet



Minoterie m'a t'on dit



Et ateliers tout proches


Dans le site d'ordures




Fossiles


Pourtant plus que le village, ce sont les hameaux que je suis allée visiter le lendemain, sur l'autre rive, loin de la foule, sous le soleil, ces hameaux qui parlent à mon âme de paysanne et c'est là bas que m'attendait le stylo orange.  La vie étrange de ces demeures assez solitaires et qui vivaient chacune leur vie. Ici un  puits, empli d'eau mais encore intact, là une citerne, un bassin, un abreuvoir, là bas une source captée et datée comme elles le sont par ici. Une eau pure et goûteuse. Et puis...ces escaliers béants, ces portes ouvertes, ces fenêtres haut perchées encadrant un décor de western. Film ou réalité ? Des jardins clos, un évier, de rares objets oubliés, pollués par les ordures plastique modernes et laides.

La source captée 1740



Citerne

Des arbres fantomatiques où on s'attendrait à voir pousser des feuilles et reprendre la vie, des champs où on attend le blé en herbe dans ce fouillis anarchique et végétal, des fleurs qui osent, et cette mosaïque hébergeant dans chaque tomette une plante que la moindre pluie va noyer.








Renoncule scélérate ! 
(Une anecdote : au Moyen Age, les mendiants frottaient leur peau avec les feuilles fraîches pour provoquer des ulcères qui devaient faire pitié ! J'ai essayé...la plante a du muter ou alors je l'ai neutralisée).


Le stylo a cessé de courir sur ma page virtuelle, je suis trop imprégnée d'émotions dans mon errance solitaire pour dessiner des mots....

Plus tard, je reviendrai, là haut cette fois, sur le plateau, dans ces falaises et je contemplerai sans fin, lovée dans cette forteresse de pierre, les eaux vertes, les courants se mouvant lentement comme un serpent.



Vu d'en haut





Depuis les falaises


Bien plus tard encore, frappant ces mots sur mon clavier, j'ai en moi ces sensations ces images, non comme un voyeur ou un voleur, juste avec l'envolée des mots du coeur.

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Alors, me disant que peut être ce séjour prolongé au soleil, à la sécheresse, à la violence du climat, tous ces vestiges durement malmenés ne supporteront pas une nouvelle immersion, pour la transmission, j'ai envie de confier ces images à mon reportage, sans prétention, juste pour préserver ces instants.

Côté village, rive gauche







L'église au bout du pavé de grés







La rue
Village et Puig de la Força




Murées





Puig de la Força








La tour



Sous une demeure

Infini sous la pluie

Côté "masias" (fermes), rive droite


Le village vu depuis la rive "agricole"

Une carte d'autrefois . En bleu le fleuve Ter, en vert le pont, en rouge le village


Même lieu immergé; en rouge l'église du village




Une ferme engloutie dans un décor surprenant




Cette même ferme







Le puits de cette ferme





Retenue d'eau

Même site



Ensemble du hameau













Puig de la Força dominant le site










Ancien chemin



Cultures en terrasses


Fruitiers alignés



Mystère ? Maison ou aire de battage ? 



Aux rives d'un hameau, ce carrelage mystérieux



Vraiment abimé



La maison au ras de l'eau (celle de l'évier)



Et sa fenêtre ouvrant sur l'exception


Puig de la Força, comme un mimétisme


Dans la maison 

Rive gauche ou rive droite...l'engloutissement menace ou ...pas...le futur nous le dira. A la moindre averse, les plantes deviennent aquatiques, et les ruines aussi.






Situation