samedi 13 août 2022

Gorges du Tarn : en quête d'enquête (2)

 Tout est né d'une surprenante rencontre...


La rencontre

C'est donc en Lozère, dans ce site des Gorges du Tarn classé au Patrimoine Mondial de l' Unesco en 2011 que je fais ma petite trouvaille en crapahutant au dessus de la route et du fleuve et au pied des falaises d'escalade. Entre deux mondes. Cette précision a son importance. Je me balade de cordes en câbles, parfois sans aucun soutien quand le passage est plutôt sûr, ce qui importe c'est que le cadre est grandiose et que je bois avec délice les couleurs, les lumières, les bruits ténus du petit matin, quand soudain....un gros monolithe bien sculpté me saute au regard : de couleur rose saumoné, on dirait un gros champignon, c'est une meule double, une petite surmontant une grande, bien taillée, polie finement, comme en attente de départ. Alors là...je laisse fuser ma stupéfaction...Je la touche, je l'observe, je regarde le site, je trouve des vestiges. Des murettes, des espaces plats créés par l'homme et soutenus par des murs, le site de taille et de façonnage peut être, un immense roc détaché de la falaise, des marques dans la falaise. Ma trouvaille me transporte de joie, tandis qu'elle, elle n'a jamais été transportée. Exemplaire unique, rien d'autre sur le site qui est tout petit au pied d'une falaise très haute marquée par la marque d'eaux de ruissellement transformées en ravin. Des traces de petites sources suintent du bas de la falaise emplies de végétaux aquatiques. Le site domine le Tarn de 60 m et 100 m linéaires y conduisent (sans chemin).

Le site


Sources au pied de la falaise


Scarifications dans la falaise

hauteur totale env 86 cm



Epaisseur de la meule inférieure : 45 cm
Sur le site, vestiges

Murettes; elles sont enfouies dans les végétaux 
mais de belle taille, soutenant des plate formes

C'est émerveillée par ma trouvaille muette que je vais poursuivre mon périple Lozérien  : remonter les gorges jusqu'à La Malène et de là, monter sur le Causse et vagabonder en Aubrac mais déjà une idée est née, revenir en fin de périple revoir cette meule, examiner minutieusement le site et me replonger dans le passé. Oui mais quel passé ? 

Récent, lointain? C'est là que ma quête va s'avérer fructueuse mais pas mon enquête, je n'apprendrai rien et ma meule oubliée gardera son âge bien caché. Et son usage.

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Me revoici donc, des images d' Aubrac et de Lozère profonde plein les yeux, des baignades à profusion sur le moindre site où coule de l'eau, de retour sur le site meulier. J'ai tutoyé le marbre, le granit, le basalte et c'est un calcaire saumoné qui m'appelle. Je consacrerai un article à l' Aubrac, saisissant.

Aubrac

La meule : cette fois je n'y vais pas par la falaise mais par la route, à pied, et je remonte un bref sentier qui me conduit à cette meule qui n'a pas bougé !

Je ne la soupèse pas mais je la mesure sous tous ses aspects. Je griffonne, mètre de couturière en main, sur un carnet, croquis et mesures. Une belle taille pour cet engin qui a loupé sa vie. Et a donc croisé la mienne. Mais qui semble avoir eu un défaut de fabrication, une blessure de pierre sous sa coque.

La petite meule est posée exactement dans l'axe de la grande puisque les orifices centraux se superposent et forment une colonne creuse de 86 cm de haut. et 13 cm de diamètre.

La partie cassée

L'ensemble...et mes outils



La meule du dessus: 70 cm de diamètre et plus de 30 cm de haut
La meule inférieure, 45 cm haut et 1.40 m de diamètre,
bords compris. Elle devait peser plus de 400 kg !







Sur la meule je n'en apprendrai pas davantage, malgré les mesures. Je ne trouve aucun écoulement pour de la farine ou de l'huile. Etait-elle meule à grain ou à huile ? Auquel cas elle aurait été transportée assez loin car d'oliviers ici, avec le climat, je ne pense pas qu'il y en ait eu.

La falaise va me parler davantage : je remarque des traces d'outils qui l'ont scarifiée assez haut, pour faire tomber les blocs qui étaient ensuite travaillés au sol. Deux murettes délimitent des emplacements plats où devait se faire le travail... Il ne semble pas y avoir eu une intense activité car peu de débris de taille sont sur le site, même on pourrait dire qu'il n'y en a pas. A moins que ces débris n'aient servi en  remploi plus tard pour la construction de la route en 1904 ? 


Empreinte des outils de taille

Dans la falaise, il n'y a nulle trace de site (escalier, entailles) qui auraient permis aux hommes de grimper.  Il y a juste quelques empreintes  (ci dessous) ayant été taillées par la main de l'homme et dont je me suis demandé si elles avaient supporté un quelconque échafaudage ; elles sont toutes regroupées au même endroit.

Entaille faite par les tailleurs


Entailles dans la falaise

Un très grand bloc de pierre arraché sans doute à la falaise puisqu'une trace de barre à mine le sabre sur une face n'a pas été utilisé sur le chantier.

Le grand bloc décollé de la falaise


Le bloc


Empreinte de la barre à mine


Pour évacuer les meules je retrouve la trace du parcours : un parcours rectiligne de 60 m de dénivelé et 100 m linéaires conduisait directement au Tarn dont une courbe permettait une bonne profondeur d'eau. Ce chenal est encore bien visible bien qu'il soit à présent uniquement dédié au ravin; à l'époque il devait être bien lissé et nanti de troncs pour faire glisser les meules jusqu'à l'embarcadère. Nulle trace d'embarcadère en bord de Tarn où, dans la foulée, je vais fureter (chance, un sentier d'escalade en permet l'accès) mais tellement de crues et d'eau sont passées que rien ne subsiste. 


Le plan incliné conduisant au fleuve

Site de l'embarcadère

Toutefois ce n'étaient pas les barques classiques qui devaient transporter ces monstres mais j'imagine une sorte de radeau plat.

Train de barques classiques remontés par des chevaux.
Parfois par les humains.

A présent ce plan incliné a été coupé par la route et un petit pont enjambant le ravin mais il n'est pas difficile d'en reconstituer l'image in situ. De toute façon un chemin devait exister déjà, longeant le Tarn, celui dont le cadastre napoléonien (1839) dit "Chemin des vignes de Lamalène". Qui deviendra la route. 

Le cadastre montre bien la parcelle, en forme de haricot, mais la nature est Pt (pâture ?). Elles est visible sur géoportail.

La flèche indique le plan incliné


Je ne mettrai aucune photo de ce cadastre puisque c'est interdit, mais je l'ai largement interrogé; ainsi les habitats semi troglodytes y sont bien dessinés avec la dénomination "village" et le chemin des vignes, avant la construction de la route (1881 1905), à un moment donné était obligé d'emprunter la rive du fleuve puisque il n'y avait aucun passage sur terre à cause des falaises. Encore fallait il que le Tarn ne soit pas en hautes eaux ! Aujourd'hui de nombreux tunnels pallient ces difficultés de terrain.







A la maison mon enquête va commencer et elle va être parfaitement infructueuse puis, après décantation, devenir très fructueuse. 

Mes recherches concernant le site sur internet vont rester vaines, aucune mention n'est portée nulle part, ni sur l'ouvrage de Martel (1893), pourtant détaillé. Il me donnera cependant une petite clé : le passage du Pas de Souci (ou Soucy).

Le pas de Soucy, en aval, sur le Tarn, est un immense effondrement qui remonterait à très longtemps et un 2nd à l'an 580, suite à un séisme. La falaise s'est effondrée, brisée dans cet étroit goulet habillé de blocs immenses sous lesquels disparaît le fleuve, on parle de "perte du Tarn", il existe la même chose dans le Verdon, et ce site est très accidentogène, plusieurs personnes ont trouvé la mort par noyade en dégringolant des rochers dans des trous d'eau et remous.








Après le 1er effondrement, un barrage naturel se serait formé, remontant jusqu'au cirque des Baumes, immense lac qui aurait sapé les falaises de ses remous et leur aurait donné ces formes à encorbellement; mais ceci est expliqué par Martel, les géologues d'aujourd'hui ont peut être d'autres hypothèses.

Alors évidemment, même avec l'aspect actuel, la navigation était impossible dans ce site. Comment faisaient donc les transporteurs?

Martel raconte dans son ouvrage que dans le site des 400 m du Pas de Soucy un "excellent petit chemin de chars, ouvert depuis 1880, circule dans ce bouleversement"; alors les marchandises devaient être débarquées des bateaux. Mais les meules du Cirque des Baumes, à quelle époque naviguèrent elles ? Vu le poids et surtout étant faites d'un seul bloc et non morcelées et cerclées comme les meules le furent plus tard, débarquer et rembarquer pareil engin devait être colossal.

En guise d'enquête, je ne lèverai rien d'autre qu'hypothèses et questionnements, mais du fond de ma province et du bout de ma France écrasée de canicule, je pense et repense à cette meule couleur saumon.

Et soudain c'est le déclic !

Voilà que quelques photos sur Internet vont rassembler les pièces du puzzle. C'est exactement "ma" meule et c'est une meule à huile d'olive. La photo 3 est explicite. C'était des moulins dits à la génoise , on parle de leur fonctionnement au 18 eme siècle qui semble avoir été la grande période. Les olives étaient écrasées par le passage de la petite meule; ensuite de l'eau était mise dans la meule, qui faisait ainsi surnager l'huile et les parties molles des olives, les noyaux restant au fond. Cette huile était soutirée avec un récipient et les parties molles mises sous presse dans un pressoir à vis. Donc évidemment aucun trou d'évacuation n'était nécessaire dans la pierre. Ces moulins à la Génoise offraient une façon très douce d'extraire l'huile. 








Où serait donc allée cette meule si elle avait été transportée ? Quel eut été son chemin et par quels moyens jusqu'au pays des olives qui lui aurait donné vie ? On ne peut tout savoir...








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