Rencontrer une montagne ou un site de cette montagne, c'est comme rencontrer une personne. Il y a le premier regard, bienveillant, indifférent ou hostile, pourquoi pas ? Le feeling aussi. On engage la conversation et des traits se dessinent, une esquisse, une ébauche, une impression. Une envie de mieux la connaître. Alors on l'écoute, on l'observe, on échange mots et regards, on la respecte, une curiosité trop vive ne lui plait pas. Il faut savoir multiplier les rencontres et, peu à peu, elle se livre. Mais elle garde une part de soi même très secrète que l'on n'atteindra jamais. Ce sera notre part de regrets, ou de rêves inachevés .
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Chêne vert ayant été exploité |
Il en est ainsi, parmi des centaines de sites avec lesquels j'ai sympathisé, du Fornàs de Canaveilles. Lluis Basseda, éminent toponymiste catalan, précise bien la définition de ce mot : un grand four, quelque soit ce qu'il cuisait (chaux, verre, fer etc...). Mais le site n'a pas voulu me livrer son secret. Bien que je sois convaincue qu'un grand four existât jadis pour cuire le gypse local, j'ai usé yeux et jambes dans le terrain escarpé, en vain . Alors je vais laisser au Fornàs sa part secrète. Les environs du site m'ont toutefois livré des bribes d'une ancienne exploitation qui était expédiée dans la vallée tout en bas par un système de câbles montés sur des pylônes de troncs de pin. Exploitation de gypse ou plus vraisemblablement de bois ? Le gypse aurait pu être une petite exploitation confidentielle.
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Gypse |
Cependant il m'a raconté bien d'autres choses, ce site, alors que je soliloque souvent sous ses futaies. Et le mystère s'éclaircit : pourquoi en ce sévère et escarpé site, domaine du chêne vert, 9 belles terrasses agricoles virent elles le jour au siècle dernier ou même avant ?
Longues de quelques 200 m, larges de quelques mètres à peine, je les ai décrites dans un précédent article . Qui dit agriculture dit eau . Et de l'eau il n'y en a pas .
Ma 3 eme visite fut un peu plus prolifique, car je trouvai la trace d'une petite et étroite amenée d'eau bien canalisée par des pierres et dallée au fond de ce miniature cours d'eau. Lequel semblait provenir d'un petit ravin lui aussi endigué par places. Il pleuvait davantage en ces temps lointains.
La petite niche dans le dernier mur ? Une éventuelle arrivée d'eau, ou une source, à ses pieds un chêne monumental pourrait attester qu'il a bu jusqu'à plus soif.
La visite suivante, avec Michel Prats spécialiste des cabanes en pierre, amena un indice supplémentaire : sur les terrasses agricoles, on retrouva des câbles et des pièces métalliques indiquant qu'une exploitation de bois vraisemblablement passa sur le site après que les cultures eurent été abandonnées. Donc l'histoire commence à se dater frileusement et nous à chercher un peu plus furieusement.
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Dans une parcelle del Fornàs |
Un tout droit dans la pente très forte pour regagner le sentier nous montra quelques câbles échoués. Les chênes verts, l'arbre d'ici, ont rarement un tronc unique mais plusieurs, signe qu'ils on été coupés pour exploitation et ont ensuite repoussé en rejets multiples; l'exploitation de ce bois ne fait aucun doute. Elle se livre cette montagne!
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Ancienne exploitation des chênes verts |
Michel entreprit seul, quelques jours après, la visite musclée d'un autre site , le Garrigail, anciennement dévolu aux cultures en terrasses, terriblement escarpé et que trouva t'il, entre murettes et vestiges d'habitat pastoral ? Des traces d'un canal, étroit, et pentu, venu d'on ne sait où. Alors jaillit une idée, devant son relevé de trajet : et si ce "petit truc pavé et endigué" du Fornàs provenait de ce canal bien au dessus ? Une prise d'eau, une dérivation, un canal, et me voilà partie à la dérive ...
Nous y retournons ensemble et nous allons débusquer ce canal du Garrigail (le tracé bleu foncé fléché en bleu clair de la carte ci-dessous) près d'un maset ruiné, flanqué de trois bassins et d'un cabanon. Suivre ce canal étroit et embroussaillé, oublié depuis des lustres ne sera pas une sinécure mais comme je le suppose venu du canal principal creusé entre 1877 et 1885 sous l'égide du curé de la paroisse , le Canal dit de Canaveilles (Mont Louis, Sauto, Fontpédrouse, Llar et Canaveilles, plus de 13 km), et bien nous allons user bras et jambes, suer, mais remonter ce canal. J'apprends ainsi qu'un canal n'est pas forcément en courbes de niveau mais peut dévaler une pente ! La balade sera musclée, superbe, enrichissante, l'irrigation des pentes se précisait, on rencontra des terrasses superbes, et Sonny, un habitant du village, nous apporta quelques précisions, concernant de curieuses citernes enfouies dans le sol. Les mystères s'évaporent.
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Fléché en rouge, le canal de Canaveilles Fléché en bleu clairle canal dels Garrigails que nous avons remonté (les flèches sont en sens inverse de notre trajet) |
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Canal dels Garrigails |
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Même canal |
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Près de la prise d'eau de celui du Fornàs |
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Canal de Canaveilles |
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Le "grand" canal de Canaveilles et en blanc le site de la prise d'eau desservant toutes les terrasses du Garrigail et du Fornàs |
Je reprends la route et retourne là haut, seule, bien décidée cette fois à éclaircir le mystère de l'eau du Fornàs. Les habitants le définissent comme "fournaise" ce qui n'est pas faux. Quelle chaleur là bas ! Et...pas une goutte d'eau. Je retourne sur le canal supérieur (en bleu sur la carte) bien sec, et enfoui, voire effondré : il doit y avoir une prise d'eau pour irriguer le Fornàs; je ne me griffe ni ne me crève en vain et je trouve sans trop de mal, avec un petit cadeau en prime, un autre petit canal (en jaune), tous deux nés presque au même endroit. Du Canal bleu. Le débit de l'eau n'était guère important mais tous ne coulaient pas en même temps, un "reguer" distribuait l'eau aux paysans en un tour de rôle bien établi.
Et ainsi, après l'avoir suivi scrupuleusement dans une descente infernale (parcours blanc), je parvins au Fornàs au chant de l'eau que seul mon imaginaire recréait dans ces pentes desséchées et érodées.
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En blanc le canal del Fornàs, en jaune un petit canal adjacent |
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Départ du canal del Fornàs : droit devant pour la pente! |
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Même lieu |
Et c'est dans cette pente que se lançait le canal ! Pour 166 m de trajet rectiligne.
Tantôt à la manière d'un petit ravin, tantôt endigué ou pavé, il était relativement étroit, une 30 aine de cm, et ne devait pas avoir un très fort débit.
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Un joli tronçon pavé |
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Tronçon pavé |
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Passage en roches |
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Près de son terminus |
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Arrivée du canal au Fornàs : est ce une ancienne citerne ? |
Mais...je n'en restai pas là !
Je voulais une dernière expédition ...le four, toujours. Et plus tard je m'aventurai en des lieux non explorés. Une belle expédition qui me fit longer au plus près les falaises, à partir de les Estallades, au ras du vide et du vertige, rencontrer des câbles, mais point de four.
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Descendre au maximum |
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Contempler les replis des falaises |
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Vraiment au bord de la falaise ; vertige. Les Estallades
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(Ici se trouve une plate forme donnant sur le vide, évoquant le départ de billots de bois par voie aérienne câblée vers le bas de la falaise et la réception sur une plate forme en contrebas de la route. Des vestiges que nous avons trouvés en allant aux mines de cuivre semblent en témoigner.)
Mes pas me ramenèrent en aval du Fornàs.
Remontant un étrange petit ravin, écrasée de chaleur et de lassitude, je découvris trois indices, un câble, un morceau de piquet et un outil très lourd.
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La "tira" ou chemin de débardage du bois |
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Support en pin, très ancien |
Alors le Fornàs voulut bien me confier un autre de ses mystères. Mais bien sûr ! comment n'y avais je pas pensé ? J'étais sur une "tira" soit un chemin de débardage, lequel devait expédier ses troncs ou ses rondins dans le vide des falaises. Je ne pris pas la même direction, mais en sens inverse je montai car j'avais un dernier mystère à résoudre. J'avais trouvé un étrange chemin rectiligne, emmuré d'un seul côté que j'avais d'abord pris pour un canal : cette fois je compris que c'était "una tira" et je la rejoignis dans la continuité de celle où j'étais. Facilité enfantine mais usante : ce chemin n'était endigué que d'un côté, le côté déversant, empêchant ainsi les rondins de filer dans la nature. Il avait effectué un léger virage que je mesurai à la boussole et je finis par arriver à une plate forme qui était son point de départ pour le grand voyage vers en bas, au bas des falaises. Comment franchissaient ils les falaises ces rondins ? En sautant ? Ainsi on était sûr d'avoir du petit bois à l'arrivée ! Ou alors en transport aérien suspendu ? C'est éprouvant ces questions à la fin.
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La "tira" en plan incliné
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Mur latéral |
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Peut être ancienne plate forme de réception au bord de la route de l'autre côté du fleuve ? |
(Des emplacements comme celui-ci il y en a trois (ou quatre) dont un, face aux Estellades, situé en contrebas de la route et deux sur la route, un au niveau de la tira que j'ai trouvée, et un autre au niveau de Querangles. Cela me conforte bien dans l'idée que c'était la réception par câble du bois.)Il ne me resta plus qu'à regagner le chemin de randonnée au terme de quelques acrobaties griffantes et me laisser enfin admirer le paysage à loisir.
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Sur le sentier : en fond le Canigó |
Puis d'aller explorer un autre site, un peu plus haut, nommé Caussines, tout "pelé", délavé comme par une avalanche et j'y découvris...quoi ? Des câbles ! Un autre chemin de débardage, venu de 1300 m d'altitude (ou plus encore? ) et qui, à son tour, irait se perdre dans le plan très incliné d'un ravin.
On n'en finira donc Jamais ? Surtout de brasser des hypothèses plus que d'obtenir des certitudes....
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Sur le site de Caussines, une pente calcaire complètement érodée |
Jamais puisque en face, à la Carança existe un autre Fornàs et pas des plus simples d'accès.
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Le Fornàs de la Carança |
Ainsi Canaveilles m'a livré quelques secrets, le cuivre, le bois, l'eau, et, non négligeable, la sympathie de certains habitants.
A qui je dédie mes élucubrations sur leur territoire !
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Sur cette carte, en blanc le canal d'arrosage du Fornàs
En rouge, les trajets d'évacuation du bois (ou tiras) dont on a trouvé des tronçons
Je n'aurai pas pu être aussi clair et là tu a dans un seul article livré bien des secrets et avec quelle verve ! Bravo donc pour cet article qui donne l'ampleur du travail de nos anciens, de nos villages. A d'autres découvertes
RépondreSupprimerJ'ai essayé de bien synthétiser notre travail afin de laisser une trace, plus pour ce plaisir là que pour livrer des secrets mais tant qu'à faire joignons l'utile à l'agréable ! Et on fera d'autres trouvailles, je n'en doute pas
SupprimerJe me régale ! C'est mieux que feuilleter un roman d'aventures, les photos rendant le récit plus tangible.
RépondreSupprimerLe temps me manque pour arpenter la montagne à la découverte de ses secrets enfouis comme je pouvais le faire dans ma jeunesse.
Merci Amédine pour cette plume avec laquelle il est facile de s'envoler dans des expéditions oniriques.
Je reste à l'affût d'autres publications de ce genre qui alimenteront ma soif de connaissance de la vie montagnarde passée. À quand un musée de la mémoire du Conflent ? ...
Désolée pour ma réponse tardive, je suis en Espagne. Je vis mes recherches comme un feuilleton à épisodes. Ta jeunesse...parlons alors de la mienne...vu mon âge...attends mon retour, je n'en ai pas fini avec le Conflent, et je finirai bien avant lui. En tout cas merci pour ce commentaire encourageant.
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