J'ai trouvé, au cours de mes recherches sur Internet, le récit d'un truculent personnage qui, en 1833, fit avec deux amis parisiens un "Voyage dans les Pyrénées Orientales". Une publication de son récit s'attache au Conflent, entre Prades et Prats Balaguer. Jean Pons Guillaume Viennet, né en 1777, avait alors 56 ans lorsqu'il entreprit ce périple fort chaotique et semé d'embûches qui ne le tuèrent pas car il mourut à 90 ans, en 1868. Homme politique (député) il fut avant tout militaire, et homme de lettres, dramaturge, poète et lorsqu'on lit sa biographie, on voit bien que sa longévité échappa à l'ennui : quel personnage !
Ce récit de 40 pages, Viennet le conclut ainsi :
Et bien oui, cher Monsieur , 164 ans après votre mort, et 189 ans après que vous ayez écrit cette phrase, je m'en amuse de votre récit, succulent, truculent, à la manière d'une épopée. Vous aviez la plume acérée et l'humour grinçant. Mais aussi une sacré vitalité. Et l'humilité : voilà trois ans que vous étiez académicien, vous étiez député, et vous trainiez vos "vigatanes" dans un des endroits les plus inhospitaliers d'ici !
Car tout se faisait en "vigatanes " autrefois : travail, marche et même rugby !
C'est en pensant à vous aujourd'hui que j'ai refait votre trajet dans les gorges de la Carança. Sans vigatanas.
----------------------------------------
En ce 20 août 1833, les personnages quittent Prades, où s'arrête le service des diligences, pour emprunter jusqu'à Olette la "tartane", engin inconfortable s'il en est ! "Digne du supplice de Régulus" nous dit Viennet en exagérant la sauce !
S'ensuit une superbe description de la vallée de la Têt, ses cultures, ses paysages, sa végétation, et, fait étonnant, pour un 20 août, sont mentionnées les neiges éternelles, comme le seront plus tard neiges et glaciers dans un site où on en a bien oublié la trace. Réchauffement climatique...
A Olette, dont le village n'est que querelle pour le tracé de la future route, le service des "tartanes" cesse au profit des mules bâtées et de là, nos hommes vont partir pour un épique voyage devant les mener à la Carança par Prats Balaguer et la Vallée de l'Orri, mais les neiges (août), les brouillards, la tourmente, les mèneront d'une traite à Nuria pour passer la nuit au terme d'une quinzaine d'heures de voyage, marche à pied, chaussés d'espadrilles (les bigatanes à semelle de corde).
Au lendemain, de retour en France, notre Viennet, téméraire et frais pour ses 56 ans, décide alors de fausser compagnie à ses compères souffrants s'en retournant par le chemin de la veille, et de redescendre avec un groupe de montagnards, par la Carança et les gorges, dont il fera une description apocalyptique, après avoir franchi les glaciers de la Carança. Tout en s'attardant sur les paysages sublimes de la vallée, la botanique, évoquant le problème de la déforestation, on suit sa route puis il entre dans les gorges. Il salue avec bonheur ses chaussures qu'il avait refusé de troquer contre des vigatanes: prudent le militaire !
Deux pieds = 60 cm |
.................................................................
Et c'est avec en toile de fond son regard, que je parcours en solo cette fois, à l'envers puis à l'endroit, ce périple devenu ludique après avoir consacré des siècles au dur labeur du bois, du charbon et même de l'agriculture.
J'ai écrit de nombreux articles sur la Carança, mais mon regard est toujours neuf lorsque j' entre par la porte étroite dans l'étroite et sombre vallée. Et je réussis à voir toujours quelque chose de nouveau !
Bulle de lune à l'entrée des gorges |
Il n'y a pas grand monde sur ce chemin à l'envers de celui de Viennet, mais je vais essayer par moments, d'imaginer sa découverte. Avec son regard. Cela me paraît inimaginable.
Il reste cette année 2022 très peu de neige en montagne. En ce mois de mai, les températures dépassent les 30° et les eaux sont grossies par la fonte, plus basses sans doute que ce qu'elles devaient être en cet été 1833 où le Roc del Boc était encore - ou déjà - enneigé malgré ses 2773 m.
Dans ce parcours, où la rivière gronde et mugit, où je finirai par avoir soif de silence, où les courants chauds et froids alterneront dans l'air, j'imaginerai mal franchir ce torrent en furie 14 fois, comme le fit Viennet, par des ponts faits et refaits quasi tous les jours par les hommes travaillant dans ces montagnes. Pour le travail du bois notamment.
De ce travail du bois qui fut intensif , il ne reste aucun vestige, si ce n'est le chemin large muni d'un petit pont de pierre, en amont des gorges et le site de l'ancienne scierie, que j'ai cherché et sans doute manqué de peu. Quelques traces de charbonnières peuvent se remarquer, dans les gorges même.
Viennet évoque la circulation pédestre dans les gorges :
Aujourd'hui, lorsque j'emprunte ponts et passerelles, j'essaie d'imaginer de fragiles ponts tels que les décrit Viennet. De gros rochers encombrent le lit du torrent, le flot est tumultueux et écumant, violent, ce devait être chose peu aisée pour qui n'avait pas le pied montagnard !
Aujourd'hui, on ne traverse plus 14 fois.
Même plus le travail de les compter ! |
Une demi lieue = 2 km |
8 lieues ? 32 km ! 1 quintal : 100 kg (il doit y avoir erreur) |
Actuellement, il existe dans les gorges un sentier évitant la corniche, sur la rive opposée.
Le chemin de Campilles |
1898 Viennet était mort depuis 30 ans |
Ce n'est pas vraiment sur le vide mais... |
Lui, il en a perdu une partie ! |
Quelques images :
Un magnifique parcours... |
Un des lieux les plus étroits : la sortie des gorges. |
Dans ce pèlerinage, j'ai quand même faussé compagnie à Viennet ! Sans vergogne. S'il me lit il verra que je me suis bien amusée..
J'ai essayé de repartir à la grande Cascade, celle du Torrent Roig, que très peu d'initiés connaissent, à quelques encâblures du pont de pierre mais quasi inaccessible.
Le site se mérite : je remonte donc le ravin pendant un moment, entre dévers, éboulis, couloirs emplis de feuilles mortes, vastes rochers à varapper; c'est mal commode, glissant, les feuilles dissimulent des trous, les orties dévorent les mollets, plus agressives qu'ailleurs puisque la brûlure perdure des heures, et j'arrive au point clé, la première cascade longue fine que je ne saurai davantage franchir que la dernière fois; je n'essaie même pas. Vu d'en haut, je vois bien qu'aucune faille dans la falaise ne me permet l'accès. Je tente donc de monter la falaise au maximum pour voir si un passage ne me conduirait pas carrément à la grande mais je ne suis pas araignée pour lancer mon filin et c'est agrippée à un arbre, dans un joli dévers, au bout du bout de l'accessible que je me contente du regard.
Et la grande, plus en amont |
La petite cascade infranchissable |
Position périlleuse ! |
Demi tour, descente à la corde pour éviter du dérapage incontrôlé, qui me trouverait ici? la question ne se pose pas et la réponse s'impose !
Prudemment je regagne le sentier bien réel de la Carança, à présent je peux refaire le trajet à l'envers avec l'ombre de mon Viennet retrouvé. Après un bain vivifiant fort discret.
Il y a du monde cette fois mais personne ne verra que je voyage en compagnie d'une âme bien longtemps partie d'ici et que j'ai installée à mes côtés. A bientôt Monsieur Viennet.
très intéressant le récit et crois moi le temps des passerelles bois enchâssées entre les rochers étaient plutôt inconfortables et dangereuses surtout à l'automne. Dans les environs de la cascade Il y a avant le petit pont un sentier qui remonte vers la Collade et le sentier de Dona Pa, mais il faut le trouver celui là !
RépondreSupprimerJe connais bien ce sentier dont tu parles : je l'ai pris d'en haut, depuis le chemin de Campilles et je l'ai intitulé sur mon blog "el cami carboner" car c'est son nom; je crois qu'il a été rebalisé depuis mon passage. Une bifurcation conduit au haut de la fameuse cascade du Torrent Roig. C'est un sentier à refaire car il est sauvage. Archives de mon blog, juin 2020. Merci toutefois pour le renseignement.
SupprimerMerci pour ce récit très intéressant. Cette histoire de quintal m'a interpellée. Voici ce que j'ai lu sur wikipédia : 'Le quintal français ancien valait 100 livres anciennes, donc environ 48,951 kilogrammes.' j'ai hâte de lire vos prochaines aventures !
RépondreSupprimerVoilà un renseignement intéressant ! On a l'habitude d'associer quintal à 50 kg mais jamais je n'aurais pensé à une ancienne mesure de poids alors que j'ai trouvé dans ce récit les anciennes mesures de longueur. Merci vraiment pour avoir eu l'idée de chercher et surtout de partager, j'ai appris quelque chose!
Supprimerun site toujours aussi attirant qui effraie et réjouit. Un personnage en filigrane, une conteuse photographe toujours aussi hardie et enthousiaste. Merci Amedine.
RépondreSupprimerEt bien que de louanges ! Merci d'avoir voyagé sur mon texte et mes photos
Supprimertes récits réveillent mes envies: un jour j'irai voir cette Carança!
RépondreSupprimerOn ne s'en lasse pas de cette Carança, chaque voyage y a un air différent. Il ne faut surtout pas chercher le silence, par contre.
SupprimerMerci Amedine pour ce récit et cette visite inédite de la Carança ! On ne s en laisse jamais de ces gorges .... elles sont tellement magnifiques !
RépondreSupprimerMerci. Comme on ne se lasse jamais de la Carança. Mais il faut savoir la présenter un peu différemment sinon ce deviendrait lassant en récit
Supprimer