mercredi 25 mai 2022

La Carança: 1833, sur les traces du voyage de Viennet

 J'ai trouvé, au cours de mes recherches sur Internet, le récit d'un truculent personnage qui, en 1833, fit avec deux amis parisiens un "Voyage dans les Pyrénées Orientales". Une publication de son récit s'attache au Conflent, entre Prades et Prats Balaguer. Jean Pons Guillaume Viennet, né en 1777, avait alors 56 ans lorsqu'il entreprit ce périple fort chaotique et semé d'embûches qui ne le tuèrent pas car il mourut à 90 ans, en 1868. Homme politique (député) il fut avant tout militaire, et homme de lettres, dramaturge, poète et lorsqu'on lit sa biographie, on voit bien que sa longévité échappa à l'ennui : quel personnage !







Ce récit de 40 pages, Viennet le conclut ainsi :


Et bien oui, cher Monsieur , 164 ans après votre mort, et 189 ans après que vous ayez écrit cette phrase, je m'en amuse de votre récit, succulent, truculent, à la manière d'une épopée. Vous aviez la plume acérée et l'humour grinçant. Mais aussi une sacré vitalité. Et l'humilité : voilà trois ans que vous étiez académicien, vous étiez député, et vous trainiez vos "vigatanes" dans un des endroits les plus inhospitaliers d'ici !

Car tout se faisait en "vigatanes " autrefois : travail, marche et même rugby !


C'est en pensant à vous aujourd'hui que j'ai refait votre trajet dans les gorges de la Carança. Sans vigatanas.

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En ce 20 août 1833, les personnages quittent Prades, où s'arrête le service des diligences, pour emprunter jusqu'à Olette la "tartane", engin inconfortable s'il en est ! "Digne du supplice de Régulus" nous dit Viennet en exagérant la sauce !


S'ensuit une superbe description de la vallée de la Têt, ses cultures, ses paysages, sa végétation, et, fait étonnant, pour un 20 août, sont mentionnées les neiges éternelles, comme le seront plus tard neiges et glaciers dans un site où on en a bien oublié la trace. Réchauffement climatique...

A Olette, dont le village n'est que querelle pour le tracé de la future route, le service des "tartanes" cesse au profit des mules bâtées et de là, nos hommes vont partir pour un épique voyage devant les mener à la Carança par Prats Balaguer et la Vallée de l'Orri, mais les neiges (août), les brouillards, la tourmente, les mèneront d'une traite à Nuria pour passer la nuit au terme d'une quinzaine d'heures de voyage, marche à pied, chaussés d'espadrilles (les bigatanes à semelle de corde).

Au lendemain, de retour en France, notre Viennet, téméraire et frais pour ses 56 ans, décide alors de fausser compagnie à ses compères souffrants s'en retournant par le chemin de la veille, et de redescendre avec un groupe de montagnards, par la Carança et les gorges, dont il fera une description apocalyptique, après avoir franchi les glaciers de la Carança. Tout en s'attardant sur les paysages sublimes de la vallée, la botanique, évoquant le problème de la déforestation, on suit sa route puis il entre dans les gorges. Il salue avec bonheur ses chaussures qu'il avait refusé de troquer contre des vigatanes: prudent le militaire !

Deux pieds = 60 cm

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Et c'est avec en toile de fond son regard, que je parcours en solo cette fois, à l'envers puis à l'endroit, ce périple devenu ludique après avoir consacré des siècles au dur labeur du bois, du charbon et même de l'agriculture.

J'ai écrit de nombreux articles sur la Carança, mais mon regard est toujours neuf lorsque j' entre par la porte étroite dans l'étroite et sombre vallée. Et je réussis à voir toujours quelque chose de nouveau !


Bulle de lune à l'entrée des gorges




Il n'y a pas grand monde sur ce chemin à l'envers de celui de Viennet, mais je vais essayer par moments, d'imaginer sa découverte. Avec son regard. Cela me paraît inimaginable.

Il reste cette année 2022 très peu de neige en montagne. En ce mois de mai, les températures dépassent les 30° et les eaux sont grossies par la fonte, plus basses sans doute que ce qu'elles devaient être en cet été 1833 où le Roc del Boc était encore - ou déjà - enneigé malgré ses 2773 m.

Dans ce parcours, où la rivière gronde et mugit, où je finirai par avoir soif de silence, où les courants chauds et froids alterneront dans l'air, j'imaginerai mal franchir ce torrent en furie 14 fois, comme le fit Viennet, par des ponts faits et refaits quasi tous les jours par les hommes travaillant dans ces montagnes. Pour le travail du bois notamment.





Dans la solitude totale où je me trouve, les gorges sont pour moi seule et je peux me régaler des chants d'oiseaux qui évoquent la forêt amazonienne que je ne connais pas. Viennet les entendait peut être, bien que la saison fut différente. Ressentait il ces alternances de courants d'air chaud et glacé, alors que les tourmentes l'avaient assailli dans les hauteurs ? Vit il danser dans le soleil entre les feuillages, en plein ciel des myriades d'insectes et des longs fils de soie des araignées tentant de traverser la rivière de leur étonnant envol ? Eut il le loisir de regarder ailleurs que là où il mettait ses pieds ?

Fil d'ariane, fil d'araignée







De ce travail du bois qui fut intensif , il ne reste aucun vestige, si ce n'est le chemin large muni d'un petit pont de pierre, en amont des gorges et le site de l'ancienne scierie, que j'ai cherché et sans doute manqué de peu. Quelques traces de charbonnières peuvent se remarquer, dans les gorges même. 




Viennet évoque la circulation pédestre dans les gorges : 


Aujourd'hui, lorsque j'emprunte ponts et passerelles, j'essaie d'imaginer de fragiles ponts  tels que les décrit Viennet. De gros rochers encombrent le lit du torrent, le flot est tumultueux et écumant, violent, ce devait être chose peu aisée pour qui n'avait pas le pied montagnard !

Aujourd'hui, on ne traverse plus 14 fois.




On traverse 5 ou 6 fois tout au plus et on a le confort de passages bien stables et assurés, avec pour jouer un peu des "ponts de singe ou himalayens" qui donnent à la Carança une véritable aura.


Le parcours, que certains redoutent est d'un confort suprême. Il n'y a plus 14 ponts mais bien moins que cela, puisque le dernier obstacle porte le N° 10, corniches métalliques confondues. Même pas besoin de compter, c'est écrit.

Même plus le travail de les compter !







Parcourant la Carança de l' amont vers l'aval, Viennet expérimenta d'abord les sentiers et les passerelles de fortune. Il n'aborda la corniche que plus tard. La corniche ? Telle que nous la connaissons elle date de 1943, à des fins de captage des eaux pour l'usine électrique de Thuès. Une conduite forcée parcourt la montagne et la corniche servit à l'aménagement de celle ci. Des tunnels d'accès envoient un sourd grondement et de l'air glacé. Mais il semble, à la lecture de Viennet, qu'une corniche existât déjà, patiemment taillée par les hommes , deux pieds de large, soit 60 cm. Car la gorge était infranchissable, 60 m (200 pieds) plus bas. Cette fine saignée a du être reprise et retravaillée en 1943.

Et ce que je cherche avant tout, à chacun de mes passages, dans ces gorges, c'est cela ; mais cette fois en lisant et relisant le texte je comprends mieux où se trouve cet élément des plus étonnants : des marches taillées dans la pierre



Une demi lieue = 2 km

 8 lieues ? 32 km !
1 quintal : 100 kg (il doit y avoir erreur)


Actuellement, il existe dans les gorges un sentier évitant la corniche, sur la rive opposée.




Sur le cadastre, levé en ce site en 1821, ne figure aucun des chemins et sentiers actuels : ni le sentier qui pourtant eut semblé préférable à créér que d'entailler une falaise de 200 m de haut sur une demi lieue ; ni le chemin d'accès à la corniche, jumelé avec le chemin de Dona Pa et Campilles. Ce dernier chemin à qui j'ai consacré un article, porte une inscription et a été vraisemblablement fait en fin 19 Eme, puisque précédemment, il existait seulement à partir de Dona Pa, venu de Fontpédrouse et Prats Balaguer.
Viennet n'a donc pu emprunter ce chemin et lire ce que grava patiemment et joliment cet homme.


Le chemin de Campilles

1898
Viennet était mort depuis 30 ans























La Carança jusqu'en fin 19 eme était exempte de sentiers répertoriés, hormis celui que décrit si bien Viennet à la fois dans l'eau et dans la pierre.
Je pense que les bâtisseurs de 1943 on recreusé ce chemin de roche pour en faire le chemin de l'eau.
Alors notre Viennet, faisant menstion d'un endroit particulièrement dangereux que même les montagnards aguerris le redoutaient, ne tarit pas d'admiration pour ces femmes lourdement chargées, un bandeau sur le front retenant une charge de plusieurs dizaines de kg, tant et si bien qu'il leur consacra un poème admiratif : 

On a parfois peur d'être déséquilibré en passant dans ces larges sentes rocheuses par notre sac à dos...
Quand on parcourt cette corniche, large et bien assurée par une main courante, on peut découvrir, sous certains passages bétonnés, des choses à donner des sueurs froides : le sol en suspens sur le vide est fait de vieux troncs mal équarris, recouverts d'une couche de béton...Petit pincement au coeur...Si ça s'effondrait? C'est dire l'étroitesse de certains passages grignotant le vide que le ciment fait gentiment oublier.


Ce n'est pas vraiment sur le vide mais...






Lui, il en a perdu une partie !


Quelques images  :





















Un magnifique parcours...


Au terme de mon retour confortable avec ces ouvrages made in 20 eme Siècle,  et les chemins des gorges, je cherche encore l'impressionnant mode de descente que décrit et emprunta Viennet, comme ces femmes en cotillons si lourdement chargées, lasses de parcourir nuit et jour ce trajet pour gagner leur vie, accumulant les lieues donc les km , 8 lieues dont 4 chargées, soit 32 km dont 16 chargées, deux voyages selon toute évidence. 





Cette impressionnante descente, retour à terre au prix de marches taillées dans la roche; j'ai beau chercher, scruter, depuis le haut, depuis le bas, je ne trouve rien et je suppose que cette descente pourrait se situer en ce point très précis, revisité par la construction du viaduc . Ou alors aux approches du petit pont . Le saurai-je jamais ? Userai je encore mes yeux à chercher des marches ? Oh je ne lâche rien...



Un des lieux les plus étroits : la sortie des gorges.



Dans ce pèlerinage, j'ai quand même faussé compagnie à Viennet ! Sans vergogne.  S'il me lit il verra que je me suis bien amusée..

J'ai essayé de repartir à la grande Cascade, celle du Torrent Roig, que très peu d'initiés connaissent, à quelques encâblures du pont de pierre mais quasi inaccessible.

Le site se mérite : je remonte donc le ravin pendant un moment, entre dévers, éboulis, couloirs emplis de feuilles mortes, vastes rochers à varapper; c'est mal commode, glissant, les feuilles dissimulent des trous, les orties dévorent les mollets, plus agressives qu'ailleurs puisque la brûlure perdure des heures, et j'arrive au point clé, la première cascade longue fine que je ne saurai davantage franchir que la dernière fois; je n'essaie même pas. Vu d'en haut, je vois bien qu'aucune faille dans la falaise ne me permet l'accès. Je tente donc de monter la falaise au maximum pour voir si un passage ne me conduirait pas carrément à la grande mais je ne suis pas araignée pour lancer mon filin et c'est agrippée à un arbre, dans un joli dévers, au bout du bout de l'accessible que je me contente du regard.

Et la grande, plus en amont


La petite cascade infranchissable




Position périlleuse !

Demi tour, descente à la corde pour éviter du dérapage incontrôlé, qui me trouverait ici? la question ne se pose pas et la réponse s'impose !





Dans la lumière glauque de l'univers carencéen : Torrent Roig


 Prudemment je regagne le sentier bien réel de la Carança, à présent je peux refaire le trajet à l'envers avec l'ombre de mon Viennet retrouvé. Après un bain vivifiant fort discret.

Il y a du monde cette fois mais personne ne verra que je voyage en compagnie d'une âme bien longtemps partie d'ici et que j'ai installée à mes côtés. A bientôt Monsieur Viennet.










10 commentaires:

  1. très intéressant le récit et crois moi le temps des passerelles bois enchâssées entre les rochers étaient plutôt inconfortables et dangereuses surtout à l'automne. Dans les environs de la cascade Il y a avant le petit pont un sentier qui remonte vers la Collade et le sentier de Dona Pa, mais il faut le trouver celui là !

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    1. Je connais bien ce sentier dont tu parles : je l'ai pris d'en haut, depuis le chemin de Campilles et je l'ai intitulé sur mon blog "el cami carboner" car c'est son nom; je crois qu'il a été rebalisé depuis mon passage. Une bifurcation conduit au haut de la fameuse cascade du Torrent Roig. C'est un sentier à refaire car il est sauvage. Archives de mon blog, juin 2020. Merci toutefois pour le renseignement.

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  2. Merci pour ce récit très intéressant. Cette histoire de quintal m'a interpellée. Voici ce que j'ai lu sur wikipédia : 'Le quintal français ancien valait 100 livres anciennes, donc environ 48,951 kilogrammes.' j'ai hâte de lire vos prochaines aventures !

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    1. Voilà un renseignement intéressant ! On a l'habitude d'associer quintal à 50 kg mais jamais je n'aurais pensé à une ancienne mesure de poids alors que j'ai trouvé dans ce récit les anciennes mesures de longueur. Merci vraiment pour avoir eu l'idée de chercher et surtout de partager, j'ai appris quelque chose!

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  3. un site toujours aussi attirant qui effraie et réjouit. Un personnage en filigrane, une conteuse photographe toujours aussi hardie et enthousiaste. Merci Amedine.

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    1. Et bien que de louanges ! Merci d'avoir voyagé sur mon texte et mes photos

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  4. tes récits réveillent mes envies: un jour j'irai voir cette Carança!

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    1. On ne s'en lasse pas de cette Carança, chaque voyage y a un air différent. Il ne faut surtout pas chercher le silence, par contre.

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  5. Merci Amedine pour ce récit et cette visite inédite de la Carança ! On ne s en laisse jamais de ces gorges .... elles sont tellement magnifiques !

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    1. Merci. Comme on ne se lasse jamais de la Carança. Mais il faut savoir la présenter un peu différemment sinon ce deviendrait lassant en récit

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