Albères: "El camino de Espolla a Francia", la route de France

 

C'est un lieu où les Pyrénées déclinent vers la mer, altitudes modestes, crêtes rocheuses et tourmentées, successions de pics et de cols, avec vues sur mer. La chaîne des Albères vit ses derniers instants, les pieds déjà dans l'eau . Deux routes permettent d'y franchir la frontière: celle de Cerbère / Port Bou et une toute petite, allant de Banyuls à Espolla. Cette dernière, depuis 2 ans est fermée par la France, au grand mécontentement des frontaliers. Soit disant pour contrer l'immigration, comme si les migrants arrivaient en voiture ! Alors on passe comme on peut...ou pas...

Le décor du jour

Dans le passé, c'était plus simple: on passait partout. D'ailleurs le côté français fluctua au cours des âges entre deux nationalités selon qu'il appartint au Royaume de France ou à celui de Majorque et à la couronne d' Aragon. Et les cartes  anciennes (Géamap) ne sont pas avares dans ce secteur de lieux de passage. L'un d'eux a frappé mon esprit par sa dénomination : "Chemin d'Espolla à France". Ecrit en espagnol.  Sur une très vieille carte figure un chemin qui finit par mourir en sentier et s'arrête sur les crêtes alors qu'au Col de Banyuls, paraît il, passait une voie romaine. On dénombre sur quelques km les chemins transfrontaliers des cols de Banyuls, anciennement des Espills (ou du Berger Mort), del Forn, de Taravaus, de Rumpissar. Ceux ci ne portent pas la dénomination "chemin de France".

J'ai donc envie de retrouver ce chemin et je vais me livrer pendant des heures à une véritable enquête, rassemblant pièce à pièce les éléments d'un puzzle. Même mon sommeil y participera puisque je m'éveillerai une nuit avec la réponse que je cherchais en vain.

Sur la carte, le voici : 

Situation du secteur sur carte moderne
En rouge et blanc

Carte ancienne
(Datée entre 1915 et 1960)

Les photos aériennes que propose ce site de cartographie montrent d'année en année l'évolution du paysage en fonction de la végétation, un coupe feu a tondu élégamment la colline en 2016, il l'avait plus ou moins tondue par places précédemment et ce, depuis 2008, premier passage;  ce coupe feu semble avoir emprunté l'ancien chemin. Au vu de bribes de vestiges.

Toute 1ere présence du coupe feu

Cette vue aérienne met en évidence
 les anciens chemins

Coupe feu peu  visible
Vestiges de chemins

Dès 2016, les anciens chemins ont disparu
sous le couvert végétal

2016 : En vert pâle, le coupe feu, partie supérieure
En orange, la barre rocheuse

En pointillés blancs, le terminus du coupe feu
En orange la barre rocheuse
En jaune, le sentier du Sailfort (par Pla de las Eres)
En blanc, le trajet dans lequel a serpenté le sentier disparu

Je démarre du Mas Pils.

Mas Pils

 Quand je démarre d'ici, les habitants d'Espolla, jadis, avaient déjà parcouru 7.45 km à la lueur de leurs torches, j'imagine, marché sur ce qui est aujourd'hui la route, entre bois et rivière, traversé le Mas Corbera, écouté les  bruits de la nuit et senti l'air frais exhalé par la rivière. Fatigués par une courte nuit. Au  Mas Pils, flanqué de sa bergerie, ils ont bifurqué et leur chemin sera le mien, en remontant un petit cours d'eau, le ruisseau venu du Pic de las Eres, longé de terres cultivées. Arrivés à la confluence de deux ruisseaux, ils vont continuer leur chemin, diurne déjà,  qui passera en crête d'une longue colline séparant deux vallées. Ce que je vais faire aussi, mais...pour moi ce sera plus compliqué : je m'empresse d'aller voir. Et je dois avouer que je ne verrai rien. D'abord trouver le départ du chemin devenu coupe feu est un vrai défi, c'est introuvable; je me souviens d'une photo et d'un départ ailleurs, plus haut, un embranchement qui rejoint...ça y est, je l'ai, la couleur et le menu sont annoncés ce sera vert et pas tendre. 

Objectif du jour (à minima)

Le coupe feu au dessus de la flèche et  la direction  à suivre

Le coupe feu a été fait avec un bulldozzer qui a plus que tondu la végétation car il a aussi bouleversé la surface du sol, donc sur le kilomètre que je vais parcourir, rien n'est visible. Faute d'être confortable la balade est originale : une repousse végétale, qui m'arrive aux genoux, pas toute douce, a du piquant plus qu'il n'en faut et même du mordant puisqu'un serpent détale devant mes pieds. Inquiets les pieds, le reste aussi.

Calicotome épineux

Du piquant : chêne kermès

D'un coupe feu à l'autre (d'où je viens)

Pédaler dans les buissons

Le décor du jour

La grande avenue

Les trottoirs

L'avenue est longée de murs buissonnants qui m'enferment parfois. La déclivité est confortable, le paysage très lumineux ce jour, ce serait un réel plaisir de monter vers le ciel, avec les gens d'en bas. Ce qui ne fut pas toujours le cas pour eux, venus d' Espolla (et peut être surtout de Banyuls, on le verra plus loin), car leur chemin était celui du travail ou de la peine. De part et d'autre de mon avenue, le maquis est impénétrable, toutes mes tentatives pour aller voir le versant est  sont vaines. Que voyaient ils alors? La même chose peut être car la carte mentionne "mb" (matas i boscs? ) ce qui n'est pas cultures. Des taillis, sans doute où paissaient moutons, chèvres et porcs ? Laissant des sous bois nets. Ils voyaient aussi le même "alcornocal" la suberaie proche, aux troncs sanglants.

El Alcornocal

Pas facile...

Je marche juste en dessous de la crête, versant ouest et je peux admirer le site de ma dernière "balade sanglière". Le chemin des gens d' Espolla était parfois un peu décalé par rapport au mien, je le sais, mais impossible d'entrer dans les taillis, à sa rencontre. Un silence impressionnant m'escorte. Je ne sais pas jusqu'où je vais aller mais plus je monte plus la piste est "pourrie" soit encombrée. 

Et encore moins

Terminus : on grimpe en roche

Enfin je bute sur une barre rocheuse, un schiste fauve sur lequel je me hisse, je n'irai pas plus haut, le maquis me rejette. Un petit en cas face au soleil et au sud, on dirait un matin de mai, vif et pimpant. Les habitants d' Espolla n'ont pas eu à franchir cette barre, ils ont viré à droite, leur chemin devient sentier, et ils ont 8.56 km dans les jambes. Sans doute font ils une pause casse croûte avant les 900 m restants, escarpés et sinueux, 400 m à vol d'oiseau. Ils partiront sans moi, contrainte au demi tour. 

Déjeuner en roche

Panorama vers l'aval, d'où je viens 

Là où  mon chemin s'est arrêté

Je refais le chemin à l'envers, un peu déçue, cette fois je vais aller chercher le départ que j'ai manqué à l'aller, au ruisseau, c'est normal, la végétation a repris le dessus, elle passe presque par dessus moi.. Le ravin providentiel offrira à mes jambes lacérées de mille aiguilles son eau fraîche et bienfaisante. J'ose espérer que les sangliers n'auront pas la même idée que moi...

                                                                                            

J'ai du suspendre l' APN à un arbre

Encore plus touffu, vers l'aval

Et le repos de la guerrière

Le pire en matière de chemin !

Le reste de l'après midi sera un peu plus festif.

Salade, joue de ,porc rôtie et crème catalane : le bonheur
est tout prêt

Le lendemain je reviens, cette fois j'applique la technique éprouvée : ce que je ne peux avoir à une extrémité, je vais le chercher à l'autre. Parce que cette nuit, les pièces du puzzle se sont assemblées et le déclic m'a réveillée. J'ai fait quelques fouilles sur les cartes de Géoportail et de Gea map, j'ai recoupé les renseignements et j'ai remarqué que là où finissait "le sentier espagnol", face ouest, commençait un autre sentier  "le sentier français", face est qui  descendait à Banyuls sur mer. Qui pendant de longs temps, furent tous deux espagnols. Donc "mes" voyageurs ne changeaient pas forcément de pays. Et tout s'éclaire. Parvenus en ligne de crête, (côte 542), les habitants d' Espolla, qui avaient déjà parcouru 9.5 km et 500m de dénivelé, en se retournant, voyaient ceci:

Versant ouest (terres du Mas Pils en fond)

Peut être voyaient ils alors arriver quelque habitant du Mas de la Llosa, qui, monté par un autre chemin, dans une autre pente, dans une autre vallée, parvenait au Pla de las Eras (694 m), au terme d'un parcours bien plus court et redescendait  en quelques enjambées de ce pas habile et sûr des montagnards, à la rencontre des voyageurs auxquels il allait unir sa route ?  Salutations bruyantes ou mesurées et tous basculaient versant mer et descendaient un long et raide sentier qui allait les mener au Mas des Abeilles puis à Banyuls où ils arrivaient au terme de plus de 20 km de marche. Dans un paysage bosselé où croissaient des bois, quelques champs d'oliviers, très peu de vignes, le reste étant laissé aux pâtures. (Sources Cadastre Napoléonien 1813).

Versant est : Banyuls se devine

[Actuellement, par la route, 20 km séparent les deux villages. Ce Mas des Abeilles était sans doute un passage clé, chargé d'une longue histoire pastorale, et humaine, religieuse également, il fut aussi un monastère  avant que tout ne devint ruines. Raconter l'histoire serait trop long mais il fut peuplé au Moyen Age par des personnes venues de la péninsule Ibérique qui occupèrent et mirent en cultures les vallées de ce versant nord. Banyuls resta enclavé jusqu'en 1868 (route créée), seuls des chemins muletiers l'ouvraient sur le monde. Ce mas se nommait "des Espills" (de speculare, regarder) et suite à une mauvaise transcription au 13 e S son nom se mua en Abeilles. Lieu stratégique, de garde et de religion, il peut justifier notre "Chemin d' Espolla a Francia". Peut être davantage emprunté par les Banyulencs que par les gens d'Espolla, bien moins enclavés. ]

Je ne  suivrai pas les voyageurs d'Espolla sur ce versant au levant.

Je suis  arrivée par le classique sentier du Sailfort à la côte 542, jonction des chemins, pour y voir plus clair. Là où les voyageurs aussi arrivaient. Certes la vue est dégagée et on y voit clair, mais, pas plus que la veille, je ne verrai rien. Côté France, parce que la plantation de conifères de 1971 a englobé le sentier, qui a un nouveau départ, bien plus haut. 

La plantation de 1971

Ensuite parce que côté Espagne, l'érosion et le maquis ont détruit toute trace de cet ancien chemin, disparu sans doute depuis très longtemps puisque rien ne subsiste  nulle part, sur aucune carte moderne, sur aucune vue aérienne. Ce qui est un signe d'ancienneté.

C'est ici que parvenait le chemin, en crête.

Il arrivait de là dedans !!

J'ai réussi à descendre par là, une 30 aine de m

Et puis l'enfer vert et griffu m'a stoppée.

En rouge la partie encore carrossable, malgré le coupe feu
En blanc la direction supposée

Il serpentait d'après le dessin entre éboulis et barres rocheuses.

Vu sous un autre angle, le site; esquisse de trajectoire

Cela donne l'impression de lacets étagés. Je ne pourrai vérifier

 Les sols schisteux se délitent énormément, glissent, dévalent, les orages ici sont dévastateurs et il y a bien longtemps que ce "Chemin de France"  n'est plus qu'en mémoire incertaine de cartes incertaines. Ainsi va la vie...tous ces gens qui ont peiné à travers monts, ne trouvant que quelques mas et des bergers sur leur passage, seraient bien désorientés s'ils revenaient. Même la mémoire de la montagne s'est éteinte sur ces sols ravagés ou figés sous une densité végétale effarante. Non cette fois la montagne ne me parlera pas, sa voix est étouffée, muselée et si je dis "j'ai retrouvé le chemin", je n'ai aucune preuve concrète à apporter.

Et pourtant...

Ironie du sort, car la montagne sait aussi se moquer de qui veut lui tirer les vers du nez, j'ai trouvé sur ce supposé sentier un permis de conduire automobile ! Issu de la très lointaine Algérie. Dans ces lieux où je pensais être la seule à m'aventurer ? Pas très en dessous du sentier toutefois. Un signe du Destin pour me dire "tu es sur le bon chemin" ? Allons savoir...

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Ensuite, pour peaufiner ma recherche, je vais continuer jusqu'au Pla de les Eres, où je ne verrai aucun de ces croisements de sentiers, aucun chantier de taille de llosas, ce qui infirme mon hypothèse malgré quelques petits tas empilés, ni même cette mystérieuse ruine, à la côte 575, si enfouie sous les arbres qu'elle y dormira pour l'éternité. Sans que je l'aperçoive. Et puis, au Col de las Eras, je rechercherai la sortie de ces anciens chemins que portent les cartes, hélas eux aussi disparus sous le couvert végétal mais dont on devine les sorties. Ils y dormiront pour l'éternité.

                                                                                                                            A  Michel Prim.

En chiffres sur les deux sorties:

Distance:  10,4 km (4.82+5.58) 

Dénivelé positif: 55o m

La route : 180 km AR

En rouge ; jour 1; le coupe feu et la piste
En blanc : jour 2, à la recherche de la sortie du sentier,
En jaune, quelques investigations supplémentaires