mardi 30 septembre 2014

A deux pas de l' Enfer

En ce dimanche matin un peu grisâtre, je prends sans grande conviction le chemin de l' Enfer.
Hier il faisait un temps étincelant et je n'étais pas là pour cause de vendanges.
Aujourd'hui la saison 14 est finie et je peux me permettre le grand bol d'air.
Sauf que l'air est gris. Et que je ne pars pas tranquille.
Au Diable les mauvais pressentiments, allons en Enfer !
Le pic ainsi nommé culmine à 2869 m et c'est un de mes défis.
Le petit train siffleur va me conduire au sanctuaire de Nuria, départ des sentiers.
Justement sur la voie, deux isards randonnent et le petit train a beau siffler 3 fois, freiner, presque s'arrêter, le couple d'isards musarde. Tout le monde rit et s'étonne .

Nuria, 8 h du matin
Je prends le départ en solitaire et en désert : il n'y a personne sauf un immense oiseau (un aigle ?) qui décolle au dessus de ma tête et puis un invraisemblable silence, celui qui précède la pluie, avec un air figé, immobile, qui plane sur le sentier d'herbe et de roche.

Silence rompu par l'angélus du monastère.

Nuria, 1960 m tout en bas


Je marche dans un paysage tout en douceurs, rondeurs et je me dis que ces collines qui n'en sont pas et ces montagnes qui n'y ressemblent pas ont quelque chose d'enveloppant, comme un ventre maternel.
Je réalise soudain que le Vierge de Nuria est la Mère de la fécondité.
Etonnant !Le lieu inspire même les athées dont je suis...


Je marche longtemps, sans me presser, dans un silence rompu seulement par le glissement d'une roche sous le pas d'un animal.Les seuls bruits qui me parviennent, avec le sifflement plaintif du petit train et celui impérieux d'une dernière marmotte.

Mouflons femelles, aigle et mouflon mâle

Au fur et à mesure que je grimpe, je revois mes projets à la baisse ! Quelle hérésie!



Quelques reliefs tourmentés annoncent les crêtes, là où la montagne se partage en deux versants abrupts, plissés, colorés, un rien orgueilleux. C'est le Pic de la Fossa del Gegant (du Géant), 2807 m, tourmenté.
Un entrelacs de minéraux.


Et j'atteins le Col des Neucreus (9 croix), 2777 m, chargé de mystères et de drames: ceux de la montagne, des orages, de la foudre, qui donnent des frissons d'inquiétude dans le dos. Si on y pense. Je n'y pense pas.



Je réalise qu'il fait froid et j'entreprends un strip tease pour mieux me rhabiller. Les gants sont de sortie.
Mais le paysage est sublime : enfin !Enfin je les vois ces lacs de Carança, au bout du monde et où j'étais allée au terme de 2 jours de marche voilà plus de 30 ans.

Etang des Truites

Etangs Bleu et Noir

Ciel sulfureux

Je vais vivre dès lors une étrange expérience. Il n'y a personne, je suis partie sans conviction, j'ai froid, je n'aime pas mais alors pas du tout ce temps peu serein, tout me dit de faire demi tour et je suis attirée comme par un aimant toujours plus loin : Col de Carança, Pics de la Vaca, Col de la Vaca, et j'avance, en crêtes plutôt que par le sentier, au dessus de vides vertigineux et fascinants, multicolores, tourmentés, grandioses.
Le Pic d'Enfer n'est pas loin il y a du monde sur tous les sommets, alors j'avance.
Pic d' Enfer 2868 m

 Il y a un petit passage de grimpe avec les mains, sur du calcaire bien poli et pâle, agréable à escalader.


Un paysage grandiose et terriblement tourmenté, coiffé de brumes voyageuses et éphémères se dessine; je le lis. Je le reconnais.
Mes sommets d'hiver : les Bastiments et le Freser, que je parcours en crampons. Insolites vus d'ici.
Depuis les Bastiments je rêvais à l' Enfer, cet hiver.
Je le convoitais, le dessinais, l'évaluais, comme une inaccessible étoile.
Pic Freser et Bastiments

Les rares touches de couleur sont données par les lacs de Carança et d' Infern : les perles bleues d'un chapelet.




L'Enfer est très prisé : il s'est peuplé d'un coup d'une horde de Catalans bruyants, indépendantistes jusqu'au bout des doigts, qui emplissent l'espace d'une vaste clameur.

"Amb la bandera"


Entre deux hordes je parviens quelques minutes à avoir pour moi seule un sommet empierré, rocailleux à l'extrême, calme, silencieux, nimbé de ouate et d'horizons diffus. Trois minutes de pur régal.
J'ai gagné mon paradis en Enfer. Et l'Enfer, cette fois, n'est pas sous terre, mais bien glacé, tout là haut, à 2868 m.



Je ne m'attarde pas, la nouvelle déferlante arrive.

Et je ne vois rien venir. Je suis juste à deux pas de l' Enfer!
Je marche vite, quand soudain une vague d'eau me cingle : la pluie, une pluie fine, venue du sud, cinglante, subite.
Le temps d'un nouveau strip tease précédant un enfouissement dans les vêtements de pluie et me voilà dans ce que j'ai toujours redouté et dont j'ai fait bien fi aujourd'hui : le brouillard.
Celui de la montagne, épais, cotonneux, opaque : je n'y vois pas à 20 mètres.
Et même pas peur ! Je suis attentive au léger tracé du chemin, sûre de moi, je dois bientôt rencontrer le bon GR 11, bien marqué, je vais y être, il sera là, à ma gauche.
Il y est mais...à ma droite ! D'ailleurs, la pluie, bizarrement a changé de sens ! La boussole me déboussole, je marche en sens inverse de ma route !!! (Vous savez que je suis allergique au GPS...)
Alors je panique, j'angoisse, je sors mon sifflet (instrument indispensable) et je siffle et je crie "Ajuda !" à un groupe de marcheurs catalans que j'entends en bas dans la ouate.
Ils me répondent mais filent bon train. Alors je prends mes jambes à mon cou, je cours dans la descente mouillée en sachant que ce n'est pas mon chemin mais tant pis : de la vie avant tout!
Je  les rattrape enfin, c'est qu'ils marchent vite et ne m'attendent pas, ce qui ne se fait pas en montagne.
Des fantômes dans la brume. Ouf, sauvée.
Sauvée de quoi ? du froid, de la peur, de l'errance, de l'angoisse, que sais je ?
Je n'en serais pas morte , certes mais quelle peur!
Plus tard j'arriverai à comprendre mon erreur, à imaginer la stratégie que j'aurais employée si personne n'avait été là. Une option pour l'avenir.


Je leur emboîte le pas, tout en sachant déjà que je vais atterrir à ...70 km de mon camion, par la route.
(Une quinzaine de km par les sentiers)

J'ai le temps de trouver la solution...
On marche d'un bon pas sous la pluie qui redouble, on remonte à un col (la Marrana), on redescend sur des lieux familiers que je ne connais qu'en neige et on arrive au parking de la petite station de ski de Vallter 2000.Toujours plus fantomatiques.


Comment j'en suis sortie ? J'ai appelé un ami, pendant la descente, il a parcouru 100km pour venir me récupérer au village d'en bas...dans une voiture super chauffée, et m'a ramenée à mon camion, 70 km plus loin.
Quelle épopée !

En chiffres:
Dénivelé positif cumulé : 1200 m
Distance : 15 km

22 commentaires:

  1. la belle récompense, la découverte et la beauté des lacs, mais pas facile le retour, et le temps a vite fait de changer et d'être terrible là haut.
    merci pour le récit et les belles photos, bisous
    Laurence

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    1. Merci Laurence, il manquait ce côté de la montagne à mon expérience de "montagnarde en herbe". Bisous

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  2. Comme toujours ton écriture est parfaite, ton récit captivant, les photos superbes; c'est avec grand plaisir que nous te suivons dans tes aventures mais SVP, suis ton instinct et renonce quand tu sens que ce n'est pas bon, ce périple aurait pu se finir de façon plus délicate!
    Nicole

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    1. Une expérience dont je me souviendrai, qui ne m'a pas laissé de peur rétrospective et qui m'encourage à me munir d' un "pense bête". Le pire serait la chute et une fracture...Tous mes amis montagnards m'obnt dit que tous se perdent un jour dans le brouillard. Bisous Nicole, je serai là pour Altaïr !!!

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  3. Bonjour ma chère amie,

    Tu viens de nous faire vivre une sacrée aventure !... Les mots et les photos qui les accompagnent sont merveilleux.
    Je pense tout de même que tu prends un peu des risques de partir comme ça toute seule !...
    La montagne est si belle mais parfois et très souvent si cruelle...
    Sois prudente !

    Encore merci pour ce beau cadeau que sont tes photos.

    Gros bisous ♡

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    1. Bonjour Martine, je n'envisage pas de ne plus marcher seule; c'est l'expérience inévitable , la 1ere fois en 8 ans, j'ai toujours évité avec la météo bien consultée. Mais la météo n'était pas sur le même fuseau horaire...Bisous

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  4. Et bien quelle aventure ! Le brouillard c'est terrible. Quand on ne reconnaît plus rien. Qu'on n'a plus de point de repère. Les autres auraient pu t'attendre quand même. ça n'est pas très sympa, ni très solidaire :-( Mais peut-être qu'eux mêmes étaient un peu affolés par la météo. J'adore la photo de l'étang des truites. Bisous.

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    1. Je sais que moi, perso, le 1er qui siffle et hurle "A l'Aide", je me précipite, je remonte, je fends le brouillard...mais moi, c'est moi....Non ils n'étaient pas affolés, très sûrs d'eux, ils pensaient que j'appelais d'autres personnes, ils me croyaient dans un autre groupe et n'imaginaient pas que j'étais seules. Dirent ils ...

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  5. Tu viens de me faire une sacrée peur !!!!!!!! Pas d'imprudence s'il te plait comment n'as tu pas écouté ton intuition ...Mon Dieu j'imagine ton angoisse rien qu'en te lisant Brrr !! j'en ai froid dans le dos.... Heureusement de ces randonneurs.... Par chance tout c'est bien fini... Je t'embrasse . Pascale

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    1. Ouais..tu sais, les vieux sont obstinés et coriaces !!! Bon c'est bien, tu me reverras. Bisous

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  6. De magnifiques paysages, la vue sur les lacs est carrément extraordinaire, et je comprends ce besoin d'avancer encore un peu, et encore un peu... Mais écouter ses pressentiments, c'est bien aussi.
    PS : Tu as de très bons amis. :)

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    1. Tu as raison 100% dans tes dires. merci ...Les lacs étaient les plus sublimes de tout

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  7. Il y a une règle d'or en montagne que peu de personne savent appliquer : savoir renoncer. L'Infern t'a donné une drôle de leçon, et offert au passage de superbes clichés. Cela nous donne un beau récit palpitant et plein de poésie. Mais la fois prochaine, écoute ton intuition.

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    1. C'était comme une ivresse, l'envie de continuer. L'Infern est splendide, pas en lui même mais dans son écrin: que veux tu, le coup de foudre sans orage, ça existe, non ? J'écouterai mon intuition, un autre jour, forte de mon expérience ; je comptais stopper à Neucreus, toi qui connais, j'en étais loin. Je ne regrette rien : c'est de l'échec qu'on sort plus fort.

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  8. Et Lison la minette n'était pas du voyage vers l'Enfer, heureusement !
    Bisous pressés du matin, Lison l'humaine.

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    1. Et bien, Lison la Minette, j'avais préféré la laisser à la maison à cause de mon foutu pressentiment.Bisous et bon courage au boulot.

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  9. Bonjour chère Lison!
    Les aventures de Lison .....toujours un régal de voir et lire!
    Bravo, tu es très très sportive!
    J'adore la photo avec l' Etang des Truits!!!!
    Merci pour ce beau billet!
    Passe un bon weekend!
    Je t' embrasse fort!

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  10. A névoa é muito traiçoeira, fico contente que você conseguiu sair de lá, depois de ver aquelas cruzes pelo caminho dá muito medo mesmo. Você tem um bom amigo!
    beijos
    Adri

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  11. Très beau récit ... mais je frémis en pensant à ce qu'il aurait pu arriver si vous n'aviez pas rencontré ce groupe de catalans ...
    Caresses à Lison

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  12. Pas très sympas ces randonneurs ! Ceux que j'ai croisés, moi (voir mon dernier billet) étaient autrement plus avenants. Dis donc, Lison, tu es toujours aussi audacieuse, mais fais attention à toi, tout de même, hein ! :-)
    En tous cas, tu es montée là-haut, tu as réussi, même si le trajet du retour t'a emmenée loin de ton camion. Et heureusement que tu as un ami très sympa ! La vue est sublime, et c'est vrai que cela valait la peine d'y aller. Merci pour ce récit captivant.
    Gros bisous, ma belle. Prends soin de toi.

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  13. Ouf tu es arrivée à bon port ! Ton récit m'a mise en transe.. plus de peur que de mal.. mais tout de même ça te pendait au nez ce genre d'aventure... mais bon une fois de plus tes photos et tes mots sont sublimes... Merci à toi pour ce partage... Bisous

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    1. Oui Fanfan, cela me laisse, avec le recul, un peu d'angoisse pour l'avenir, mais pas assez pour renoncer à la montagne; tous les randonneurs ont connu cette mésaventure. le seul ennui c'est que je randonne seule, par choix. Donc je dois me débrouiller seule . Mais les voyages forment la jeunesse, pas vrai , Bisous

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