jeudi 21 avril 2022

Villefranche - 66 - Chemin d'enfer

 Je le nomme ainsi pour deux raisons, un pied de nez car juste au dessous de lui passe le chemin de fer et parce que ce fut infernal d'essayer de le retrouver. Car ce chemin, ancienne voie de communication, ne figure sur aucune carte actuelle. J'ai connu son existence par le cadastre, son emprise y est marquée,  il était un chemin d'importance, reliant Villefranche à Ste Croix et de là, à Conat ou à Ria.


Le site du chemin : falaise et pentes boisées à droite

Mon but est de le retrouver, ce qui est loin d'être gagné.

Je sais à peu près d'où il partait, sauf que depuis, le paysage a changé. Samedi, munie de mon rude outillage, je pars pour une séance de débroussaillage musclé doublée d'escalade des murettes. Le paysage est tellement "défoncé", que je ne parviendrai qu'à m'y épuiser et me lacérer. J'abandonne la partie. La chaleur est d'enfer, elle aussi. Je le vois, ce chemin, dans les falaises, je n'ai que quelques dizaines de mètres pour y accéder mais c'est trop accidentogène.


Terrasses escarpées: la Têt en bas

la jungle épineuse








J'ai commis une lourde erreur:  j'ai pensé que retrouver ce chemin serait une évidence. J'ai donc omis l'essentiel, le relevé altimétrique. Hélas, dans l'enfer végétal je n'y voyais rien. De toute façon la connexion au satellite ne fonctionnait pas.



Dimanche, mon énergie n'a baissé en rien, mon envie non plus et me revoici prête "à l'assaut" car c'en est un, mais plus loin. Je vais aller grimper ailleurs et ainsi, prendre sa voie en cours de route.

Pour aller chercher le départ, il faut aller loin, très loin, car ici c'est une vaste muraille de falaises inabordables. Ce très loin sera fatal au projet car ce sera un trop loin. Erreur de jugement, d'appréciation et de lecture de paysage, entre la vue aérienne et la vue in situ, l'écart est trop grand. Et mon erreur d'appréciation va me valoir une belle escapade, on ne peut nommer cela rando, dans un site époustouflant. 

Je pars de la route d'En Cassa, (391 m)juste après le pont sur les gorges de la Têt; un panneau indique "Ste Croix", mais arrivée au canal, au lieu de filer à droite puis sur le chemin de Ste Croix, je tourne à gauche, longe un moment le canal avant que de le traverser pour mordre à belles jambes dans les murettes.

Canal de Villefranche à Ria

Départ musclé au dessus du canal













Une pente soutenue m'attend, dans un terrain escarpé, calcaire, boisé, embroussaillé, coupée par des dizaines de murettes, avec à ma gauche les falaises et à ma droite un cirque de terrasses à perte de vue, mais on n'y voit rien. Mon chemin est classique, je suis rôdée à l'exercice: sentes animales, anciens accès aux parcelles, murs effondrés, escaliers fait de dalles fichées dans les murs, et quelques contreforts rocheux à varapper aussi. Le tout dans les stridences des oiseaux, les griffures végétales, la puanteur des ajoncs épineux d'ici, et le vacarme de la route d'où émerge parfois le grondement de la rivière entre ses murailles.





Sans doute un cheminement entre terrasses



Murs de terrasses
Mur de roche 


ou

Amusant à grimper, insécure quand même
Autre type d'escalier


Dans ma toute petite enfance je grimpais déjà des escaliers ainsi faits...sur le dos de ma mère !


Ces murs si hauts je ne les escalade pas, ou très rarement

Il est toujours émouvant, dans ce désert hostile qui fut si vivant et verdoyant, de trouver un petit témoignage de la vie humble d'alors.

Le soleil est très chaud, c'est une journée estivale que ce jour de Pâques et la sueur ruisselle. La lumière aussi sur la palette des verts tout neufs sur les arbres.

Cette image au zoom donne une idée de tout cela, et de la déclivité que je viens de franchir, aussi!

Mon camion sur la route de Cassa (la Têt juste en dessous et la 116 de l'autre côté)

Je ne vais pas vite, je profite de cette parenthèse.

J'arrive ainsi à la paroi, car en haut se profile un mur dont il ne fait aucun doute que c'est "mon chemin". Pour y accéder ce n'est pas compliqué : c'est mieux que ça. 

Un mur rocheux à escalader et ensuite dans ce que j'imaginais être un fouillis végétal habillant un couloir, j'ai découvert avec stupéfaction un véritable amphithéâtre de gradins. Alors je commence à grimper ce mur pas très haut mais bien redressé; pour le final je m'accroche à un tronc afin de me hisser et, entre âge et fatigue cumulés, je lâche prise ce qui me vaut un retour à la case départ, quelques mètres de dégringolade chanceuse, en freinant au mieux ma course, je retombe en un grand saut arrière sur mes deux pieds. Tremblante car j'ai échappé au pire. Je n'ai plus qu'à remonter, plus loin. Ce sera plus haut mais plus sécure. 

La paroi rocheuse de Rocamanère


Vu d'en haut mon salto arrière

Là en haut, va commencer la séquence stupéfaction. 

Autant j'arrive à me projeter et à imaginer le paysage d'autrefois, autant, dans ce site, j'en suis incapable, tant la physionomie est stupéfiante.

Imaginez un couloir entre les falaises, pas très large mais hyper raide, habillé, vu d'en bas, d'une chevelure épaisse de chênes verts. Et sous ce couvert là, des gradins de murettes, empilées, décalées, étroites, bouleversées par les passages animaux, ce qui en fait une voie glissante vers l'abreuvoir. Imaginez l'isolement, la solitude, un certain émerveillement, l'attention constante, quelques jolies surprises, un point de vue superbe sur le printemps d'en bas et une drôle de grotte, un vrai boyau qui traverse la paroi et ouvre sur le vide; coudé, étroit, il m'eut fallu ramper sur un lit de cailloux, m'aplatir, pour aller me pencher au balcon, je ne me sens pas l'âme d'un ver de terre ce matin. 


Un long couloir végétal barré de murs



Style de couloir végétal (1er plan) et terrasses enfouies dans les arbres,
signe d'abandon depuis longtemps



J'ai cru à un chemin, le doute subsiste alors...j'y retournerai !

Calcaires ou schisteuses, des terrasses à perte de vue



Un boyau courbé : eau ? Mine ?

Vu d'en bas, voilà mon parcours : en blanc dans les terrasses sous les végétaux, dans le couloir, en jaune sur les crêtes et le versant sud, dans le cercle, la "grotte". parcours musclé et passionnant...il faut juste aimer ce style...

Plus tard, voyant que le secteur se nomme "Rocamenera", roche minière, je m'interrogerai sur ce boyau ouvrant sur le vide : minier ou fluvial ? Puisque la Têt a jadis emprunté des chemins devenus aériens.

En haut, ce que j'avais pris pour mon chemin n'est qu'un mur parmi tant d'autres, dont on peut se demander la fonction. Parfois je crois qu'ils avaient juste empilé proprement des cailloux, pour rien, ne sachant plus qu'en faire. 

Des murs partout, jusqu'à en paraître inutiles, mais ils avaient un but .

Je débouche alors à l'air libre, en ligne de crête, avec sur ma gauche un cirque de terrasses et sur ma droite...la même chose. La différence est que à ma droite il est au pied des falaises et qu'il passe du calcaire au schiste sans transition et qu'à ma gauche , il est calcaire, bien exposé à l'est, voire au sud. Altitude 590, le paysage ouvre sur ce qui m'est familier depuis des semaines et Fort Libéria prend des airs de "monastère tibétain".

Ligne de crête



Mon panorama familier : Villefranche, Fort Libéria et leur magnifique décor



Vers l'est et la mer (versant d'où je viens)

Je comprends, à cette altitude, que je n'étais pas au bon endroit pour rencontrer le chemin. C'est dans ce versant boisé, moins tourmenté, moins escarpé que se loge le chemin et quelques ramifications. je ne regrette pas mon erreur, c'était vraiment surprenant ce décor ! Donc...je reviendrai n'est ce pas ? Puisque je ne lâche rien.


Il serpente là dedans, les deux ravins "des escaliers" plongent aussi dans ce décor

De cette ligne de crêtes, le paysage est contrasté : à ma droite, la cassure profonde de Rocamenera où s'acharnent des murettes, ressemblant à des chemins


Vu d'en bas au zoom


et devant moi, en pente plutôt douce, un escalier de murettes sur un sol pauvre et rocailleux.

J'ai alors la surprise, sur cette pente devenue colline au dos rond, de découvrir un chemin de chasseurs, marqué de points rouges délavés, enfin une trace de vie humaine;  je plonge sur ces hauteurs dans le 20 eme siècle finissant après avoir arpenté presque deux siècles d'histoire paysanne, et sur ce belvédère magnifique, rocheux, aride, sévère et beau à la fois, une série de cabanes vigneronnes ouvrent leur porte ou leur ruine sur un Canigou bien drapé de blanc. C'est remarquable. Je suis en visite, sans vouloir perdre de vue mon sentier de chasseurs pour une raison très simple, c'est que ce chapitre manquait à l'ouvrage que je rédige.



Mimétisme : balisage chasseur et "balisage végétal"



Avec vue sur Canigou !

Mur de bergerie ? 

Cabanon décapité

Partie intégrante d'un mur : un cabanon



Ce cabanon dans tous ses états, légèrement décapité

C'est au moment où je m'y attends le moins que je rencontre un chemin : large assise, bien horizontale, murs typiques, et bornes à l'appui. Mais bien sûr, le voilà, c'est lui, le paysage me raconte mon erreur de jugement. 


Assise du chemin et ses bornes rapprochées

Juste un peu plus haut, la saignée du sentier militaire m'invite à un parcours aseptisé, mais j'emprunte encore le chemin. Quand il fait un coude, à la borne 75, et se perd dans le fouillis, je rejoins à travers pins et ruines de pins le sentier militaire. (709 m). J'ai usé mes forces mais suis heureuse sans bornes.


Le chemin militaire se devine

Le voici


Je sais à présent d'où il me faudra partir, en descente cette fois, pour parvenir à retrouver ce chemin d'enfer.

L'heure du vagabondage sonne : manger d'abord, s'hydrater, et redescendre tranquillement sur Ria, ce sera de la nouveauté. Sans carte. Au flair...


A l'ombre de la terrasse du restau point de vue sur
massif d' Ambulla et Canigou

Le chemin militaire est bien lisible, je vois même où il s'achevait, quand l'intérêt stratégique s'éteignit.

Alors un sentier paysan prenait le relais mais...que vois-je ? Du chemin ? je dévale quelques mètres et me retrouve sur LE chemin, enserré entre des murs, borné, toujours et habité de trois chèvres curieuses et câlines. Elles m'adoptent, elles le peuvent, c'est un honneur pour moi. 

LE chemin entre ses murs (borne 62)


Les paysannes du coin

Là encore ce chemin devient une énigme, il plonge un peu et je ne me sens pas le courage de devoir remonter. Alors je suis sagement le sentier quand soudain : 2nde péripétie du jour, une bergerie étire ses bâtiments et clôtures et deux énormes patous m'arraisonnent. Epaulés par deux autres chiens de berger. Je ne sais pas où est mon chemin mais n'ai guère à réfléchir : chaque patou colle son museau hurlant sur une de mes cuisses et ainsi étayée, je suis reconduite à la frontière, fermement et poliment. Même pas eu peur, je connais leur fonctionnement. Un pas de trop et un steak eut été prélevé sans façons ! Le cerbère noir veille à ce que je ne change pas d'idée et je confie donc mon destin à Sainte Croix, priant pour trouver la croisée des chemins. Qui me conduira à Ria et non à Conat. Sur un compteur Linky perdu au milieu de nulle part, un minuscule "Ria" m'invite à un sentier si étroit qu'il n'en est pas visible et va vite s'évaser en un ancien chemin confortable et sympathique fonçant vers le canal, la rivière, la vie, la ville. Mon camion et Nina. 


Type de balisage



Le départ enfoui

Le chemin élargi (et raviné)  de Ste Croix




Mon Cerbère

Je peux dire que ce fut une magnifique escapade. Ce devait être la dernière, mais...la lecture du terrain, plus éloquente que toute carte ou cadastre , si vieux soit il, me permet d'envisager de mettre enfin le point final en retrouvant, depuis les cimes, le tracé, enfin, de ce fichu chemin d'Enfer. Enfer majuscule, c'est évident !

Trajet d'environ 6 km
Circuit fait de gauche à droite


Altitude minimum : 391 m
Altitude maximum : 709 m
Distance parcourue : 6 km
Dénivelé de montée musclée : 200m D+
Dénivelé total cumulé: environ 350 m D+
La route : 110 km AR



2 commentaires:

  1. Les chèvres ont certainement cru reconnaître une compagne de jeux

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    1. Nous nous sommes reconnues; ce ne fut pas l'amour vache qui nous réunit un instant car il fut fait d'une immense tendresse.

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