jeudi 29 avril 2021

Les carrières meulières du Boulou (66)

 Avant de conter les aventures de deux curieuses aimant fureter, je dois camper le décor, un peu austère cela va de soi, sinon ce ne serait plus de l'Aventure !

Meules moyennes:1 m diamètre, 25 cm épaisseur

Autrefois, entre les 7 ème et 14 ème siècles, les carrières de grès du Boulou étaient meulières. Les études archéologiques en témoignent. Le nom aussi : Molas, les Moleres. Plus tard, après un sommeil de plusieurs siècles, elles devinrent carrière à matériaux de construction, bâtiment et travaux publics et leur exploitation malmena quelque peu les vestiges de la précédente. A coup d'explosifs. Aujourd'hui depuis près de 100 ans le site dort d'un grand sommeil bercé par le vent et les chants d'oiseau. Hors de la vue et de la vie humaine, même à quelques mètres, le site est protégé, par la végétation.

Dans ce fouillis végétal, les carrières


Mais au commencement il y eut la géologie.

En très simplifié, c'est dans la période comprise entre moins 23 et moins 5 Millions d'années, au Miocène, que les grès du Boulou virent le jour, le grès étant un matériau issu de la compression et du cimentage de particules d'érosion entre elles, type sable; le grès peut avoir plusieurs textures et au Boulou, on trouve trois textures. Sur les hauteurs, celui qui fut utilisé pour les meules est un grès assez grossier, voire un conglomérat. Ensuite, au dessous, un grès plus fin, dont on peut extraire de gros blocs, qui fut exploité par le bâtiment et enfin tout en bas des falaises d'une vingtaine de mètres, un grès très fin, sableux, qui se découpe par plaques fines et peut servir de pierres à aiguiser. Le grès de l'étage du milieu, coloré, contient des fossiles, que je n'ai pas su voir, végétaux et poissons . Ces poissons peuvent être de milieu fluvial, ou lacustre, car la plaine du Roussillon était à cette époque là un delta, et le climat y était tropical. Ce type de poissons se trouve dans la région du Nil.

La falaise : meulières à la partie supérieure

Les grès fins du bas de falaise



Les grés en conglomérats

Textures des grès


Christelle et moi nous avons arpenté le site, ce qui est chose malaisée car la végétation y est luxuriante, arbustive et surtout franchement épineuse, climat méditerranéen oblige. Ce n'est pas un lieu de promenade, de randonnée ni même de découverte sauf pour deux "chercheuses en herbe", même si elles ne cherchent que de la pierre !

La clôture est le seul lieu de passage convenable

Pas facile, la progression


Au début, nous ne savions pas grand chose, mais pour progresser, force est de se documenter. Les publications archéologiques, quoique ardues, furent d'un grand secours car les archéos sont les éclaireurs minutieux du passé et leurs données sont très précises. Sans être archéologue, j'ai fait des fouilles pendant 5 ans et c'est une science très complète et très complexe, qui m'a beaucoup aidée sur ce site.

Donc nous avons fait plusieurs sorties, même sous la pluie, et chacune nous a enrichies. De piqûres et glissades aussi. La première de ces découvertes fut évidemment comme un joyau, il faut dire que le hasard fit bien les choses, l'idée d'aller chatouiller le ciel bleu après le bain d'épineux nous conduisit sur une éminence rocheuse, c'était le coeur des meules. Deux superbes meules encore en place, pas terminées attendent ici depuis au moins 7 siècles et attendront longtemps : ces modestes "roues" de 1 m de diamètre et de 350 à 400 kg (source archéo) ne rejoindront jamais le village disparu de Vilarnau où leurs soeurs jumelles étaient au travail, en ce Moyen Age lointain.

In situ


Négatif de taille : emplacement d'une meule

Vilarnau, près de Château Roussillon, possédait de nombreux moulins hydrauliques; les meules du Boulou s'y usaient assez vite, au bout de 10 ans elles avaient perdu la moitié de leur épaisseur et étaient ré employées, notamment en pierres tombales. Ou matériau de construction.

Les citoyennes du 21 eme siècle que nous sommes vont avoir le déclic : ce ne sera pas une simple balade, on va chercher, fouiller, fouiner, aller, venir, grimper, descendre, et depuis, on a trouvé...quelques vestiges, beaucoup d'interrogations, d'hypothèses et pas mal de frustrations. Ainsi que l'envie d'y retourner comme en une chasse aux trésors.


Une grosse meule



Un poids très respectable, env. 500 kg

Taillée dans le sens de la pente ou pendage


Un véritable travail d'exploration et des avancées à chaque fois, ce qui n'est pas un vain mot dans cet inextricable maquis.

Pourtant il manquait l'essentiel, ce que mes activités d'ancienne "fouineuse" m'ont enseigné : bien appréhender le terrain, se l'approprier et le lire, faire une connaissance plus intime avec.

Envahi par la végétation surtout sur la crête, le site n'était pas compréhensible. Il y a des carrières de part et d'autre d'une crête allant de quelques dizaines de cm à quelques mètres de large, carrières abruptes de 20 m de haut, travaillées aux 19eme et 20 eme siècles mais la partie sommitale et les extrémités nord et sud, sont d'époque, celle des meules. Là se trouvent les vestiges, ainsi que dans les dépôts des travailleurs, débris rocheux de tous calibres mêlés d'éclats de meules abîmées.

La partie supérieure, meulière médiévale

Même chose


La carrière moderne

J'ai donc, seule, sous la pluie, arpenté à petits pas cette crête sommitale, avec dans ma mémoire le travail du matin sur mon ordinateur, la clé de la réussite. A l'aide du plan des archéologues, des cartes de géoportail, ainsi que des vues aériennes actuelles et de 1960, en passant par l'échelle et la calculette, les points d'altitude et les courbes de niveau, j'ai dessiné un plan et je suis partie avec ce plan vite détrempé mais efficace ainsi que mon altimètre sans qui rien n'eut été possible. Sur le site, j'ai décrypté et compris le paysage, repéré les sites de gisement, que nous ne cherchions pas au bon endroit.

Mes notes, plans et calculs

Le 2nd élément était bien plus subjectif : laisser à la voiture mon impatience légendaire et procéder à pas de fourmis, tricotant un réseau de mailles sur le site. Une relecture totale qui a été productive. Il fallait juste oublier que sur les emplacements dessinés par les archéologues figuraient de jolis petits ronds et que les meules, sur site...étaient juste esquissées donc à deviner. Plus qu'à voir. Et puis parfois le matériau a une forme qui ressemble mais cela s'arrête là. L'impatience est à laisser dans la voiture et la certitude à oublier! 

Les croquis précis des archéos


Ma balade sous la pluie fut belle; silence dans les bois, silence partout, crépitement de la pluie sur ces agressifs végétaux qui n'ont qu'un charme, leur parfum. Les fossiles que j'espérais voir furent presque oubliés, de toute façon j'ai été incapable d'en trouver, ils sont haut perchés. Par contre j'ai trouvé de nouveaux sites, j'ai retrouvé le difficile dessin de la crête sommitale, débroussaillé mentalement ce fouillis et entr'ouvert des portes que nous pousserons avec Christelle. J'attends impatiemment de retrouver ma coéquipière, l'échange est tellement enrichissant.

Un jour peut être le paysage médiéval supplantera pour nous, curieuses chercheuses, le chaos végétal et minéral.

En ce lointain Moyen Age, certes il y avait le travail d'extraction des meules, la vie bruyante et bruissante des "picamolas" (tailleurs de meules) mais il y avait surtout l'évacuation de ces meules dont le poids allait jusqu'à la demi tonne. Là aussi nous avons trouvé quelques vestiges: chemins creusés par l'homme, bien calibrés et même un magnifique plan incliné entaillant une colline, où le frein moteur était de rigueur!


Le chemin principal, à gauche et le plan incliné qui rejoint la meulière après avoir entaillé la colline

                                                                                             

le plan incliné 

Le chemin

        

Ce chemin semble avoir été repris par les "picapedrers" des siècles derniers. En effet, la trémie est au bout de ce chemin et elle repose sur une ancienne construction en blocs de grès, bâtie en plan incliné, se prolongeant par la tranchée au dessus de laquelle volaient les wagonnets, mais au Moyen Age, je présume que des charrois descendaient les meules jusqu' au "Pla de Molas", situé dans la plaine.


La trémie (20 eme S ) bâtie sur un ancien mur,
en plan incliné, peut être celui d'évacuation des meules


Ancien muret en plan incliné qui a servi de support
à la trémie bien plus récente

Chemin en dessous de la trémie, vers l'aval


Peut être à la manière des énormes blocs de marbre des carrières d' Uchentein (Ariège) que j'ai examinées sous toutes les coutures.

Les tailleurs de meules avaient leur village presque sur le site, nommé Molas, quelques maisons, une église et le chemin d'accès qui montait aux carrières, celui qu'on peut encore deviner dans la broussaille. Molas fut abandonné en même temps que les carrières, il n'en reste que la chapelle Sainte Marguerite.

Alors, je ne clos pas le chapitres des meulières, au contraire, je pense y ouvrir des portes, en extraire non pas de grosses meules rondes mais peut être quelques éclats d'échos du temps passé : qui sait ?



Eclats de petites meules 


                                                                                                                                 








                                                                                                  

                                                                                    A suivre....

Deux jours plus tard, avec Christelle, nous revoilà sur site. Je lui fais visiter mes nouveaux chemins, mes trouvailles, et nous sommes dans le bain : bain piquant, bain mouillant (il pleut), bains d'ivresse ! On cherche et cette fois, avec minutie, on revisite le site dans ses détails, ses contours, on ouvre des voies nouvelles, on va  s'extraire du monde pendant deux heures. A deux, c'est mieux, ainsi, l'une et l'autre, nous faisons de belles découvertes. Avec passion et application, nous ne laisserons rien au hasard cette fois .

Voici nos découvertes, en images

Les meules étaient taillées dans le pendage (terme archéologique) de la roche, pour respecter le fil du matériau. Beaucoup de meules sont donc taillées en oblique puisque la couche de grès a un pendage 

Le pendage de la roche


Les meules étaient tracées puis esquissées dans la pierre, un anneau creusé autour de plus en plus profond 

Une meule qui a été cassée

Vue de profil




Une grande meule à peine ébauchée


Pour les détacher, opération très difficile, on faisait des entailles tout autour, dans lesquelles on mettait des coins en bois, qu'on mouillait pour les faire gonfler et éclater la pierre

Les encoches sous une meule

Les meules étaient souvent taillées "en étages" dans un puits circulaire, (nommé colonne-tambour en archéo) chaque meule ôtée donnait lieu à la taille d'une suivante. Ce type de taille intervient vers les 12 eme et 13 eme siècles et les coins en fer, frappés à la masse, permettaient de décoller les meules. C'était les plus grandes, 116 cm de diamètre. Les plus anciennes, depuis le 7 eme S, mesuraient environ 1 m de diamètre.



Puits d'extraction des meules


Un autre puits, vu d'en bas

Et vu d'en haut

Nous avons aussi trouvé des traces des outils des "picamolas", orifices, stries, dans des sens entrecroisés, jolie géométrie sur les parois...

Les stries

Orifices taillés dans la roche

Travail de taille

Emplacement d'une meule

Emplacement de grande meule


Mais....nous cherchons quelque chose de bien précis :

La photo publiée par les archéos ne parvient pas à nous mettre sur la piste de 3 meules au pied de leur cheminée. Avant de quitter le site, on retourne voir les deux meules que nous aimons tant, et là, sous l'averse, c'est comme une évidence, une chance, un appel : sur la falaise d'en face, haut perchée, la trouvaille, ce qu'on s'était résignées à oublier. Y aller n'est pas difficile mais escarpé, et nous y voilà. Avec minutie, Christelle balaye, on dépoussière à peine la trouvaille, mais on reviendra, une chose est sûre personne ne les volera.



La colonne d'extraction et sa meule basculée



La meule

En dessous, les deux autres meules commencées 



Dépoussiérage, 7 siècles après


Et comme tout est toujours points de suspension, en partant on découvre une entaille dans la colline, étayée par deux murets, de part et d'autre, le chemin de halage des meules peut être...sans doute...


Murets de part et d'autre d'un passage 



Au dessous, tout n'est que pente, abrupte, et, tout en bas, près du chemin, un muret en plan incliné pourrait laisser penser à un lieu de réception et de chargement des meules . Avant que d'entamer leur long voyage vers Vilarnau (près de Canet) avec étape au Pla de las Molas



Pour comprendre : 



Légende : 

En bleu les carrières (site de 5 hectares environ)

En mauve, le village médiéval des "picapedrers"

En vert, la trémie 

En pointillés rouges, les chemins (au bout du dernier point rouge, le bâtiment de réception, (19 ou 20 eme S)

                                                                 

Le bâtiment de réception, en pierre du Tech, mais c'est
une autre histoire, récente, celle ci, 19 ou 20 eme

                                                                 .........................................


Merci à l' AAPO 66, association archéologique des Pyrénées Orientales,

à Michel Martzluf pour l'article dans "De Mediterranée et d'ailleurs" 2009 (clic)

et pour le chapitre 5 du collectif d'archéologues sur "Vilarnau, un village du Moyen Age en Roussillon" 2008

Egalement à la publication BRGM "Atlas géologique des formations plio-quaternaires de la plaine du Roussillon (Pyrénées Orientales) 2001 (clic)

Faut il remercier le confinement sans qui je ne me serais pas aventurée sur ce site ? 



7 commentaires:

  1. Très bel article, très bel hommage pour toutes celles et ceux qui ont travaillé sur ces carrières, faire revivre un peu cette époque, donner goût aux prochains amoureux d'aventures et de découvertes du passe, en espérant qu'ils l'apprécient avec autant d'émotions et d'admiration, que nous les avons ressenties. Sans oublier la bonne humeur. Ces jours sur ces quelques km m'ont vraiment fait voyager. Merci de m'avoir emmenée dans ton bagage. Bises

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    1. Oui voyager est le mot, on a parcouru ruines, siècles et paysages avec minutie, presque sans parler, chacune plongée dans son ressenti et ses émotions pour se retrouver à caresser des meules comme si nous devions les comprendre pour les achever. Site enchanteur malgré son austérité qui nous a appelées avec comme une urgence. Et où l'envie de revenir perdure, même pour rien faire, lire, écrire, ou contempler, assise sur un de ces coussins ronds et durs. La liste des ressentis serait longue. Mais quelle positivité en cette période où le seul mot "positif" glace le sang et maltraite le corps...Bises et merci, j'étais aussi dans ton bagage, toi l'éclaireuse

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  2. Une exploration difficile mais fructueuse. Reportage bien documenté avec de belles photos, c'est très intéressant, je comprends votre envie de faire revivre un site aussi beau. Bravo ! Bises.

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    1. Visite guidée sur demande !!! Bises

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    2. Avec plaisir, un jour ensoleillé quand ça te conviendra. Nous sommes au coin du feu... bises.
      J’espère que le commentaire passera, le précédent a été rejeté.

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    3. Bien reçu, on attend juste le soleil donc ?

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