Le Cambre d' Ase est un cirque glaciaire des Pyrénées Orientales, une muraille rocheuse en demi cercle, creusée de couloirs verticaux et profonds, emplis d'éboulis et de rochers coincés. Au pied de ces couloirs, le cirque est un dégueulis de rocs de tous calibres, nommés cônes de déjection, qui rejoignent un étalage de moraines, rocs encore plus gros et enchevêtrés qui cèdent finalement le pas au domaine skiable. Civilisé. Une ancienne cabane ouvre sa porte sur le cirque, à 2350 m d'altitude : mais que faisait on si haut dans cet univers de rocs ?
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Les couloirs depuis la cabane |
Inutile de dire que si on n'aime pas le caillou, c'est un site à fuir; et si on l'aime, on peut en avoir une surdose. En hiver par contre, le velours blanc gomme cet hideux empilement et fait le bonheur des alpinistes en tous genres.
J'ai fréquenté ce lieu en hiver, j'ai grimpé par deux fois le couloir du Vermicelle avec des amis, je me suis promenée en parois vertigineuses et glacées avec un guide. Je n'avais qu'une envie depuis longtemps, visiter le Vermicelle en été, ce qui ne fait pas partie des balades habituelles, personne ne fait ce type de choix. Pourquoi ? On va aller voir ça de près.
En ce dimanche de septembre, je quitte le parking de la station de ski d' Eyne, 1798 m, presque désert. Le sport estival est le VTT.
Je ne rencontre personne au cours de la montée : piste forestière, piste bleue qui mérite bien son nom, bleuie par les tiges de chardons, 3 km en tout, et enfin le sentier de 1.6 km, que je vais nommer "Côte pavée", lequel courant entre pente d'éboulis et moraine latérale, me conduit dans l'ombre de cette face nord jusqu'au coeur du cirque. Justement mon coeur cogne comme jamais, je dois le calmer sans cesse, je comprendrai à la descente...Je me dis "c'est la dernière, cette fois", mais non, la descente au retour me dira "ce que ça grimpait !!".
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Piste bleue |
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Côte pavée |
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Coeur de Cambre |
Je pense à mon voisin de parking en souriant. Camping car de luxe qui ne me fait pas rêver (je préfère mon vieux van style grimpeurs années 80), mais je souris en pensant au verre qu'il m'a offert hier soir, tout juste venu de l'autre côté de la frontière. S'il n'avait pas nommé le breuvage, j'eusse en vain associé cette pharmacie au vin qu'elle était censée être.
C'est un choc de voir se profiler la muraille blême, striée, ravinée, rongée, nue et dépouillée de son blanc manteau, austère et presque repoussante...mais je l'aime.
Mon sac est plein d'outils peu estivaux et mon but est de faire le tour du cirque, de cône en cône, en observant les couloirs, Eclair, Gigolo, Bougnagas, jusqu'au Grand Couloir devant me conduire au sommet. Le parcours n'est déjà pas banal, dans cet enchevêtrement de blocs. Mais comme je me connais, j'ai pris du matériel inutile pour ce projet là.
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Et un de ses voisins |
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Le Grand Couloir |
Déjà je quitte le sentier, je traverse la pelouse jaune et veloutée et je commence l'escalade du cône (75 m D+ sur 300m) allant au Vermicelle. Rien à voir avec le blanc tapis hivernal!
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Tapis de sol |
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Variante de tapis de sol |
Si cela ne me rebute pas, rien ne peut me rebuter.
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Non cela ne me rebute pas |
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Version hiver : février 2019 |
Me voici à l'entrée du couloir, 2425m, (1h 45 de marche) et je commence à grimper un infâme sol quand je m'aperçois que quelque chose ne va pas : cela ne ressemble pas au boyau hivernal que je connais. Je dois faire erreur mais la curiosité l'emporte, allons y quand même.
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Entrée |
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Intra muros |
L'infâme n'a pas de nom, l'infâme a un visage et un sol. Et quel sol ! J'ai coiffé le casque en entrant intra muros, et je donne un peu du piolet, beaucoup avec les mains; je ne monte pas, je me hisse, je me tracte, je m'accroche, j'escalade.
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Equipement 4 saisons |
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En traction |
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Escarpé |
C'est difficile, cela ne demande qu'à se dérober, rouler en ma compagnie; le nez dans les débris, les végétaux et les murs, je vais prudemment et sûrement, espérant à tout moment n'avoir pas à descendre cet enfer. Ici un goulet, là un tapis, là des escaliers roulants, là une goulotte nantie d'un roc coincé qui me donne du mal, j'avance.
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La goulotte et le bloc coincé |
Se retourner et voir l'avancée, le vide, est aussi impressionnant...
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En avant toute ! |
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On veut du mur ? Y a qu'à le commander |
A ma droite un énorme gendarme veille, dans mes souvenirs il était à gauche je crois. Je calcule sans cesse ma trajectoire descendante au cas où; le roc coincé, seul point noir de la chose, peut recevoir une corde, donc je continue. Je joue du piolet comme jamais, c'est vraiment l'outil du jour. Dans la terre, dans une fissure, entre deux rocs, je le bénis
Cette fois je n'ai pas mis mon cerveau sous le bras mais sous le casque, j'en ai trop besoin, et mes émotions sont bien au chaud, elles se bousculent. Un peu d'appréhension, de l'adrénaline, de la joie, de l'aisance, de la prudence, et un brin de folie.
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Le veilleur ou gendarme |
Je me retourne, ou bien je regarde les parois, je regarde vers le haut, tout est grandiose et impressionnant : "Mais que fais je là dedans ? Quelle folie s'est emparée de moi ? Saurai-je redescendre ? Me faudra t'il redescendre ? Oh non...surtout pas...". Le gendarme est là, bicéphale et pas vraiment accueillant. Il me dit "tu n'iras pas plus loin, regarde, il y a du mur partout, terminus, tu n'as rien à faire ici !". Et il a raison.
Devant moi une fine vire rocheuse et herbeuse, pourrie, quoi ! à droite, le vide donnant sur le Vermicelle quelques 20 m en contrebas et ailleurs de la dalle qui si je l'ose, me promet du solo intégral et un sauvetage inévitable. Je vais au bout de la vire, le retour sera mal commode, pourtant. 2532 m (5.43 km).
Des hirondelles de montagne viennent me narguer, à moins qu'elles ne m'invitent à les suivre ?
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Le bout du bout de mon possible : au bout de cette vire d'herbe |
Je DOIS redescendre, tout ce que je ne voulais pas. J'ai peur mais je suis seule et pas en panique, j'ai tous mes moyens et j'ai des outils. La redescente se fera comme la montée, nez face au sol, en marche arrière , donc de façon plus difficile car je ne vois pas où je mets les pieds au premier abord. Et puis tout ce qui se tenait tranquille à la montée prend un malin plaisir à filer, à glisser. Je pousse un gros roc, je l'entends mourir dans le cône, c'est bon, leçon reçue 5/5.
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De la dalle pour s'échapper ? non merci |
Alors, me parlant à moi même, doucement, calmement, comme le ferait un guide, je désescalade avec prudence et rigueur. Tout se passe bien. La montée est tellement plus simple...Je résous les difficultés car j'en ai quand même, je n'ai pas de visibilité. Le piolet est en action.
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La sortie c'est par là |
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Et c'est comme ça |
Un premier écueil et le bricoleur va s'activer : j'enroule un morceau de sangle qui ne quitte jamais le sac autour d'un roc, je fabrique un béquet que je consolide avec une pièce métallique trouvée en haut, j'accroche ma corde à ce béquet, l'autre extrémité à une ceinture autour de ma taille, ainsi je stopperai au bout de 9 m dans le pire des cas, et je vérifie mon assurage "sauvage" : Si...le béquet...si ...la corde.." mais non, on oublie les si, et ça passe sans souci.
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Pas très sécurisé |
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je fabrique un béquet |
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on boucle la ceinture |
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Et y a plus qu'à descendre |
Un étage plus bas, le roc coincé est au dessus de moi, un souvenir. La sangle est laissée à la postérité. C'est gagné. Je bricole un nouvel assurage en glissant la corde sous le bloc coincé, je fabrique un bâti anti coinçage de la corde, ce ne sont pas les cailloux qui manquent pour ce faire et je redescends encore un étage. C'est si commode que je vais encore m'en offrir un 3eme, petit béquet avec la corde qui ne se coincera pas et me voilà en bas. En fait cette petite erreur d'aiguillage m'a donné une grande leçon de débrouillardise et d'assurance.
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Le bloc coincé est maîtrisé, il n'a pas bougé |
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Un dernier pour le fun |
Je me sens bien, allez, partons au Vermicelle voisin. Mais bien sûr ! Cette saignée fabuleuse, étroite et vertigineuse c'est bien lui. Le cône, dévoré de ravine est de marbre blanc, invisible en hivernale. Quelle géologie ! Quartz et marbres sont étincelants, je découvre même un petit coeur.
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Le cône en été |
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Le même en hiver |
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Et son petit coeur de quartz |
Je vais juste aller à l'entrée du couloir, j'ai quand même ma séance de sport en jambes et bras, elle va continuer dans un cône éprouvant mais de blanc vêtu.
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Entrée du Vermicelle |
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Collection |
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Marbre blanc |
Et puis...je sais...ce Vermicelle est un boulevard : étroit, flanqué de murs vertigineux, il se grimpe avec une folle aisance, pas de sol pourri, pas du velours non plus, de la bonne varappe, le piolet en main est inutile, il va falloir sortir le couteau : jambon, fromage, sur une table de marbre blanc, dans ce sombre et humide boyau, y a pas meilleur restau. Pas un caillou ne bouge, pas un oiseau ne circule, pas un animal ni humain ne se profile, mais comment peut on adorer se coincer là dedans pour manger ? Je n'ai même pas faim, la passion m'a toujours tenu lieu de repas.
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Intérieur |
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Décor du restau |
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Profil |
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Au menu du corps |
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Au menu du boyau |
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Un aperçu des murs |
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En hiver |
Quant à l'altimètre, il s'affole et raconte n'importe quoi, il a perdu la tête.
Nicolas m'a parlé d'un bloc coincé, "Tu n'iras pas plus loin " m'a t'il dit. Mais allons voir . Le parcours demande un peu de témérité, de prudence, de dextérité, mais rien à voir avec l'Enfer voisin.
Tiens un barrage routier : un amas rocheux obstrue le couloir, une sangle est logée dans la paroi, trop haute pour moi, mais le bricoleur se remet en action; le piolet loge la corde dans la sangle, et me voilà en train de grimper la paroi, petites prises de pieds, je me tracte au filin et j'émerge. Je ne franchirai pas le passage puisque je sais que je peux le faire, je m'ordonne d'arrêter, je reviendrai et j'espère, accompagnée. Je connais un farfelu. Je grimperai une seconde fois pour la photo, je me cache sous le plafond de cette fausse grotte qui sue la pénombre et l'obscurité et enfin je prends le chemin du retour.
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Le bloc coincé et la sangle |
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En dessous du bloc coincé |
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Même lieu, le profil du boyau |
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Il est au niveau du Gendarme bicéphale : franchement ça ne donne pas envier |
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Franchissement du bloc coincé |
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Et au dessus la suite se profile ; je stoppe |
Le retour ? Oh pas compliqué : ce sera désescalade en marche arrière, regard aux pieds, piolet inutile, et en un rien de temps je rejoins le soleil : que ça fait du bien cette lumière...
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Concentrée |
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Amusée |
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"J'veux du soleil !!" disait une chanson |
Je n'en oublie pas le décor pour autant, accroché aux murs !
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Carlit |
La descente du cône sera horrible: j'empile les chutes comme les siècles ont empilé les rocs et parvenue en bas (2362 m, 8.23 km), devant la belle cabane, mes jambes ne sauront pas trouver l'équilibre...instant d'ivresse où je vacille, je ne tiens pas debout? Allons donc. C'est vrai que je n'ai presque rien mangé,
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Ensevelie l'hiver, congelée et bien conservée |
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Spacieuse et belle |
C'est en redescendant la côte pavée longue de 1.6 km que je comprendrai les battements affolés de mon coeur à la montée.
Arrivée au parking mon voisin installé dans son luxueux salon sur roues m'offre une boisson revitalisante, cette fois le breuvage est facilement identifiable ! Et lui, il a survécu à sa pharmacopée...peut être est ce grâce à elle que j'ai passé une si belle journée ?
Il n'y a plus qu'à reprendre quelques forces, toiletter un peu la terre qui me sert d'écrin et c'est parti pour 90 km de route. "Tranquille !" je me répète...demain c'est vendanges !
En chiffres
Distance : 12.73 km
Temps de marche, escalade et son contraire, 5 h 03
Dénivelé positif cumulé : environ 900 m
La route : 180 km AR
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Secteur "visité" en bleu |