Avant de conter les aventures de deux curieuses aimant fureter, je dois camper le décor, un peu austère cela va de soi, sinon ce ne serait plus de l'Aventure !
Meules moyennes:1 m diamètre, 25 cm épaisseur |
Autrefois, entre les 7 ème et 14 ème siècles, les carrières de grès du Boulou étaient meulières. Les études archéologiques en témoignent. Le nom aussi : Molas, les Moleres. Plus tard, après un sommeil de plusieurs siècles, elles devinrent carrière à matériaux de construction, bâtiment et travaux publics et leur exploitation malmena quelque peu les vestiges de la précédente. A coup d'explosifs. Aujourd'hui depuis près de 100 ans le site dort d'un grand sommeil bercé par le vent et les chants d'oiseau. Hors de la vue et de la vie humaine, même à quelques mètres, le site est protégé, par la végétation.
Dans ce fouillis végétal, les carrières |
Mais au commencement il y eut la géologie.
En très simplifié, c'est dans la période comprise entre moins 23 et moins 5 Millions d'années, au Miocène, que les grès du Boulou virent le jour, le grès étant un matériau issu de la compression et du cimentage de particules d'érosion entre elles, type sable; le grès peut avoir plusieurs textures et au Boulou, on trouve trois textures. Sur les hauteurs, celui qui fut utilisé pour les meules est un grès assez grossier, voire un conglomérat. Ensuite, au dessous, un grès plus fin, dont on peut extraire de gros blocs, qui fut exploité par le bâtiment et enfin tout en bas des falaises d'une vingtaine de mètres, un grès très fin, sableux, qui se découpe par plaques fines et peut servir de pierres à aiguiser. Le grès de l'étage du milieu, coloré, contient des fossiles, que je n'ai pas su voir, végétaux et poissons . Ces poissons peuvent être de milieu fluvial, ou lacustre, car la plaine du Roussillon était à cette époque là un delta, et le climat y était tropical. Ce type de poissons se trouve dans la région du Nil.
La falaise : meulières à la partie supérieure |
Les grès fins du bas de falaise |
Les grés en conglomérats |
Textures des grès |
Christelle et moi nous avons arpenté le site, ce qui est chose malaisée car la végétation y est luxuriante, arbustive et surtout franchement épineuse, climat méditerranéen oblige. Ce n'est pas un lieu de promenade, de randonnée ni même de découverte sauf pour deux "chercheuses en herbe", même si elles ne cherchent que de la pierre !
La clôture est le seul lieu de passage convenable |
Pas facile, la progression |
Au début, nous ne savions pas grand chose, mais pour progresser, force est de se documenter. Les publications archéologiques, quoique ardues, furent d'un grand secours car les archéos sont les éclaireurs minutieux du passé et leurs données sont très précises. Sans être archéologue, j'ai fait des fouilles pendant 5 ans et c'est une science très complète et très complexe, qui m'a beaucoup aidée sur ce site.
Donc nous avons fait plusieurs sorties, même sous la pluie, et chacune nous a enrichies. De piqûres et glissades aussi. La première de ces découvertes fut évidemment comme un joyau, il faut dire que le hasard fit bien les choses, l'idée d'aller chatouiller le ciel bleu après le bain d'épineux nous conduisit sur une éminence rocheuse, c'était le coeur des meules. Deux superbes meules encore en place, pas terminées attendent ici depuis au moins 7 siècles et attendront longtemps : ces modestes "roues" de 1 m de diamètre et de 350 à 400 kg (source archéo) ne rejoindront jamais le village disparu de Vilarnau où leurs soeurs jumelles étaient au travail, en ce Moyen Age lointain.
In situ |
Négatif de taille : emplacement d'une meule |
Vilarnau, près de Château Roussillon, possédait de nombreux moulins hydrauliques; les meules du Boulou s'y usaient assez vite, au bout de 10 ans elles avaient perdu la moitié de leur épaisseur et étaient ré employées, notamment en pierres tombales. Ou matériau de construction.
Les citoyennes du 21 eme siècle que nous sommes vont avoir le déclic : ce ne sera pas une simple balade, on va chercher, fouiller, fouiner, aller, venir, grimper, descendre, et depuis, on a trouvé...quelques vestiges, beaucoup d'interrogations, d'hypothèses et pas mal de frustrations. Ainsi que l'envie d'y retourner comme en une chasse aux trésors.
Une grosse meule |
Un poids très respectable, env. 500 kg |
Taillée dans le sens de la pente ou pendage |
Un véritable travail d'exploration et des avancées à chaque fois, ce qui n'est pas un vain mot dans cet inextricable maquis.
Pourtant il manquait l'essentiel, ce que mes activités d'ancienne "fouineuse" m'ont enseigné : bien appréhender le terrain, se l'approprier et le lire, faire une connaissance plus intime avec.
Envahi par la végétation surtout sur la crête, le site n'était pas compréhensible. Il y a des carrières de part et d'autre d'une crête allant de quelques dizaines de cm à quelques mètres de large, carrières abruptes de 20 m de haut, travaillées aux 19eme et 20 eme siècles mais la partie sommitale et les extrémités nord et sud, sont d'époque, celle des meules. Là se trouvent les vestiges, ainsi que dans les dépôts des travailleurs, débris rocheux de tous calibres mêlés d'éclats de meules abîmées.
La partie supérieure, meulière médiévale |
Même chose |
La carrière moderne |
J'ai donc, seule, sous la pluie, arpenté à petits pas cette crête sommitale, avec dans ma mémoire le travail du matin sur mon ordinateur, la clé de la réussite. A l'aide du plan des archéologues, des cartes de géoportail, ainsi que des vues aériennes actuelles et de 1960, en passant par l'échelle et la calculette, les points d'altitude et les courbes de niveau, j'ai dessiné un plan et je suis partie avec ce plan vite détrempé mais efficace ainsi que mon altimètre sans qui rien n'eut été possible. Sur le site, j'ai décrypté et compris le paysage, repéré les sites de gisement, que nous ne cherchions pas au bon endroit.
Mes notes, plans et calculs |
Le 2nd élément était bien plus subjectif : laisser à la voiture mon impatience légendaire et procéder à pas de fourmis, tricotant un réseau de mailles sur le site. Une relecture totale qui a été productive. Il fallait juste oublier que sur les emplacements dessinés par les archéologues figuraient de jolis petits ronds et que les meules, sur site...étaient juste esquissées donc à deviner. Plus qu'à voir. Et puis parfois le matériau a une forme qui ressemble mais cela s'arrête là. L'impatience est à laisser dans la voiture et la certitude à oublier!
Les croquis précis des archéos |
Ma balade sous la pluie fut belle; silence dans les bois, silence partout, crépitement de la pluie sur ces agressifs végétaux qui n'ont qu'un charme, leur parfum. Les fossiles que j'espérais voir furent presque oubliés, de toute façon j'ai été incapable d'en trouver, ils sont haut perchés. Par contre j'ai trouvé de nouveaux sites, j'ai retrouvé le difficile dessin de la crête sommitale, débroussaillé mentalement ce fouillis et entr'ouvert des portes que nous pousserons avec Christelle. J'attends impatiemment de retrouver ma coéquipière, l'échange est tellement enrichissant.
Un jour peut être le paysage médiéval supplantera pour nous, curieuses chercheuses, le chaos végétal et minéral.
En ce lointain Moyen Age, certes il y avait le travail d'extraction des meules, la vie bruyante et bruissante des "picamolas" (tailleurs de meules) mais il y avait surtout l'évacuation de ces meules dont le poids allait jusqu'à la demi tonne. Là aussi nous avons trouvé quelques vestiges: chemins creusés par l'homme, bien calibrés et même un magnifique plan incliné entaillant une colline, où le frein moteur était de rigueur!
Le chemin principal, à gauche et le plan incliné qui rejoint la meulière après avoir entaillé la colline |
le plan incliné |
Le chemin |
Ce chemin semble avoir été repris par les "picapedrers" des siècles derniers. En effet, la trémie est au bout de ce chemin et elle repose sur une ancienne construction en blocs de grès, bâtie en plan incliné, se prolongeant par la tranchée au dessus de laquelle volaient les wagonnets, mais au Moyen Age, je présume que des charrois descendaient les meules jusqu' au "Pla de Molas", situé dans la plaine.
La trémie (20 eme S ) bâtie sur un ancien mur, en plan incliné, peut être celui d'évacuation des meules |
Ancien muret en plan incliné qui a servi de support à la trémie bien plus récente |
Chemin en dessous de la trémie, vers l'aval |
Peut être à la manière des énormes blocs de marbre des carrières d' Uchentein (Ariège) que j'ai examinées sous toutes les coutures.
Les tailleurs de meules avaient leur village presque sur le site, nommé Molas, quelques maisons, une église et le chemin d'accès qui montait aux carrières, celui qu'on peut encore deviner dans la broussaille. Molas fut abandonné en même temps que les carrières, il n'en reste que la chapelle Sainte Marguerite.
Alors, je ne clos pas le chapitres des meulières, au contraire, je pense y ouvrir des portes, en extraire non pas de grosses meules rondes mais peut être quelques éclats d'échos du temps passé : qui sait ?
Eclats de petites meules |
A suivre....
Deux jours plus tard, avec Christelle, nous revoilà sur site. Je lui fais visiter mes nouveaux chemins, mes trouvailles, et nous sommes dans le bain : bain piquant, bain mouillant (il pleut), bains d'ivresse ! On cherche et cette fois, avec minutie, on revisite le site dans ses détails, ses contours, on ouvre des voies nouvelles, on va s'extraire du monde pendant deux heures. A deux, c'est mieux, ainsi, l'une et l'autre, nous faisons de belles découvertes. Avec passion et application, nous ne laisserons rien au hasard cette fois .
Voici nos découvertes, en images
Les meules étaient taillées dans le pendage (terme archéologique) de la roche, pour respecter le fil du matériau. Beaucoup de meules sont donc taillées en oblique puisque la couche de grès a un pendage
Le pendage de la roche |
Les meules étaient tracées puis esquissées dans la pierre, un anneau creusé autour de plus en plus profond
Une meule qui a été cassée |
Vue de profil |
Une grande meule à peine ébauchée |
Les encoches sous une meule |
Puits d'extraction des meules |
Un autre puits, vu d'en bas |
Et vu d'en haut |
Nous avons aussi trouvé des traces des outils des "picamolas", orifices, stries, dans des sens entrecroisés, jolie géométrie sur les parois...
Les stries |
Orifices taillés dans la roche |
Travail de taille |
Emplacement d'une meule |
Emplacement de grande meule |
La colonne d'extraction et sa meule basculée |
La meule |
En dessous, les deux autres meules commencées |
Dépoussiérage, 7 siècles après |
Et comme tout est toujours points de suspension, en partant on découvre une entaille dans la colline, étayée par deux murets, de part et d'autre, le chemin de halage des meules peut être...sans doute...
Murets de part et d'autre d'un passage |
Pour comprendre :
Légende :
En bleu les carrières (site de 5 hectares environ)
En mauve, le village médiéval des "picapedrers"
En vert, la trémie
En pointillés rouges, les chemins (au bout du dernier point rouge, le bâtiment de réception, (19 ou 20 eme S)
Le bâtiment de réception, en pierre du Tech, mais c'est une autre histoire, récente, celle ci, 19 ou 20 eme |
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Merci à l' AAPO 66, association archéologique des Pyrénées Orientales,
à Michel Martzluf pour l'article dans "De Mediterranée et d'ailleurs" 2009 (clic)
et pour le chapitre 5 du collectif d'archéologues sur "Vilarnau, un village du Moyen Age en Roussillon" 2008
Egalement à la publication BRGM "Atlas géologique des formations plio-quaternaires de la plaine du Roussillon (Pyrénées Orientales) 2001 (clic)
Faut il remercier le confinement sans qui je ne me serais pas aventurée sur ce site ?