L'Aude est un fleuve de 223.6 km qui naît dans mon département, le 66, à 2172 m d'altitude, et va confier ses flots à la Méditerranée après avoir traversé le département auquel il a donné le nom.
Dans la partie moyenne montagne, soit entre 400 et 300 m d'altitude, il traverse deux gorges, hautes falaises calcaires qu'il a soigneusement entaillées au fil des millions d'années, les Gorges St Georges (Axat) et quelques km plus loin, le Défilé de Pierrelys, avant Quillan.
Vu de la route, Pierrelys |
Vue partielle du défilé depuis le Belvédère du Diable |
La route D 117 qui traverse le Défilé de Pierrelys devint au 19 eme siècle la route Méditerranée / Atlantique, ou l'axe Perpignan Bayonne, remplaçant la fantasque route du Col de St Louis, quelques km plus haut.
Ce tronçon du Défilé de Pierrelys a une histoire mémorable parce qu'il était vital à l'époque, non pas pour gagner Bayonne qui se perdait dans les limbes du lointain mais simplement pour désenclaver un village de vallée. Les commerces et échanges étaient de proximité et vitaux, pour les gens du cru pour qui Bayonne et autres resteraient de parfaites lubies. La traversée se faisait par un long et périlleux sentier dont il n'y a nulle trace sur le cadastre. Quand fut dressé le cadastre le chemin de la vallée existait déjà. Et celui du haut abandonné.
(Avertissement : pour les documents sur lesquels j'ai travaillé je cite les sources en fin d'article; mes recherches sur internet m'ont conduite sur un site très riche)
Chemin indiqué en rouge sur ce document |
Même chose sur ce croquis |
Sur cet extrait de carte d'Etat Major, je l'ai surligné de pointillés rouges. Son trajet est très sinueux car il doit contourner moultes falaises. J'aimerais vraiment le retrouver....Tâche énorme...et folle entreprise.
Etat Major (1821) |
Il n'existe plus sur les cartes plus récentes...et peut être complètement éboulé in situ.
Mais je suis sûre que si on pouvait grimper, on trouverait par places, un tracé, des murets, ce serait fabuleux; il était si escarpé, si accidentogène et si dangereux qu'une journée entière était nécessaire aux muletiers. Sur la carte d'Etat Major et les photos aériennes de 1960 (géoportail) le tracé est encore lisible. Sur le terrain les accès en sont impossibles. Sauf peut être pour les chasseurs. Une prochaine visite "scrutatrice" parlera peut être à mon oeil...J'appelle ça détricoter la montagne. Cela m'étonnerait que je m'y aventure.
Quand l'automobiliste pressé ou pas traverse ce défilé, il voit une route étroite, très fréquentée, parfois par d'énormes camions, taillée dans le roc, précédée et terminée par un tunnel. Il ne voit rien d'autre que des pare éboulis, des falaises, des encorbellements, il ne voit même pas le fleuve tumultueux où s'amusent les sportifs et à peine entrevoit il des drôles d'ouvertures de l'autre côté, en pleine falaise, celles de la voie ferrée. Il regarde surtout où il met ses roues...Mais il faut revenir à hier, loin dans le hier.
Le Défilé aujourd'hui, en images:
Les Murailles du Diable (à droite) |
Anciens sites d'escalade |
Peu d'eau cette année |
Murailles du Diable |
Entrée du Défilé, Trou du Curé |
Encorbellements |
Beaux murs |
Alors comme dans les beaux contes de jadis, "il était une fois..."
Il était une fois un prêtre nommé Félix Armand né à Quillan en 1742 de parents pauvres, d'où sans doute la prêtrise. Ordonné prêtre à 26 ans, il fut vicaire à Quillan et aimait à se reposer à l'entrée de la Pierrelys, où il observait sans cesse ce défilé impressionnant du fleuve pris entre deux hautes falaises. Il n'eut de cesse d'être nommé par ici et obtint la cure de saint Martin situé à l'autre extrémité des gorges. 1.7 km de son point d'observation, infranchissables. Il fallait une journée entière de marche dans les montagnes sur d'impossibles sentiers pour franchir ce 1.7 km direct au ras des eaux.
Alors, en 1775, lorsque l'Abbé Armand fut à St Martin, il n'eut de cesse d'établir un nouveau chemin. Il mit 6 ans à repérer le tracé, après être descendu à la corde "dans le gouffre de la rivière", à collecter des fonds, et entamer les travaux avec paroissiens et autres bénévoles jusqu'à arriver au point clé, le grand obstacle rocheux qui scellait la fin des gorges, nommé à présent Trou du Curé.
Ce roc qui barrait la gorge au plus étroit de son cours fut contourné, côté montagne, par un chemin très escarpé que portent la carte d'Etat Major et le Cadastre ancien...et que je veux retrouver contre vents et marées!
On n'en est pas là...
Ce fameux roc fut attaqué un jour au pic et à la pioche par notre vaillant abbé, alors âgé de 39 ans, suivi par ses disciples, et en 1781, le roc est percé, le passage est fait. La route est ouverte. Les villages désenclavés mais le parcours périlleux d'en haut, par St Louis, ne passe pas aux oubliettes....et reste Route Royale de Bayonne. Jusqu'en 1867.
La Révolution l'exila en Espagne et à son retour en 1797, les travaux reprirent, il n'avait rien lâché! Napoléon dit de lui avec enthousiasme "Dommage que cet homme fût prêtre, j'en aurais fait un Général d' Armée" et Louis 18 le félicita en lui adressant des fonds permettant enfin en 1814 de mettre un point final à la route. En 1821, deux ans avant sa mort, (81 ans), la route fut classée Départementale.
Alors, la suite de l'histoire, brièvement.
D'abord la statue de bronze de Félix Armand, élevée à Quillan en septembre 1901 fut enlevée par les Allemands en juin 1942 pour être fondue. Depuis, une statue de pierre la remplaça.
Mais revenons à la route :
1781, donc, percement du Trou du Curé (au nord) qui permettait à la haute vallée d'être en relation avec Quillan pour des échanges commerciaux : bois, fourrages, bestiaux, sources thermales et minérales
Le sentier qui longe la rivière n'est pas carrossable pour les charrettes sauf pour un curieux véhicule qui amenait les infirmes aux bains de Carcanières ou Escouloubre (très loin en amont). Route des Gorges ST Georges ouverte en 1866, remplaçant un sentier dans la montagne. En rive gauche et qui existe toujours, derrière les murailles de pierre.
1821 : la largeur de la route ne doit pas dépasser les 1.70 m à 2 m pour éviter les transports d'artillerie.
1838 : la route est surélevée et passe un peu plus haut pour éviter les crues
1840 : la largeur est décidée à 3 m et les contraintes militaires sont levées 2 ans plus tard.
1855: percement du tunnel côté St Martin (sud) de 80 m de long en remplacement du sentier en corniche existant
Avant le creusement du tunnel, le sentier était taillé dans la roche |
1857 : pour que la route départementale 17 devienne Impériale 117 on doit encore l'élargir
1866 : encore des travaux entrepris dans le but d'en faire la Route de Bayonne
1867 : la route Nationale N° 117 de Bayonne passe désormais par la Pierrelys. Au détriment du Col de St Louis
1877 : un 2nd tunnel (aujourd'hui disparu, rasé en 1979) précède le 1er, côté sud
La suite de l'histoire rejoint le 20 eme S mais non la banalité car pour les besoins de la voie ferrée qui est construite intra muros (dans la falaise) sur l'autre rive, le cours de l'Aude sera dévié avant le défilé. 1910 : le cours de la route aussi est dévié et une digue va rendre l'Aude rectiligne alors qu'elle faisait un méandre encore visible aujourd'hui si on connait l'histoire. Sinon on ne voit RIEN.
Tout au début du 20 eme S : la voie ferrée et le passage contournant le tunnel |
Toujours la digue et l'ancien sentier en zigzag, introuvable aujourd'hui |
La digue aujourd'hui |
A présent vous connaissez ce secret enfoui dans les broussailles et un vaste effondrement de terrain !
1972 : la route redevient départementale ; D 117
1979 : suppression d'un tunnel, élargissement de la route telle que nous la parcourons, élargissement du Trou du Curé.
21 eme S et 2010 : nombreux effondrements de terrain, sécurisation par des filets anti éboulis.
Eboulement |
Alors, la route et moi...Plusieurs fois j'y ai fait des haltes (non autorisées) rapides pour regarder les murailles, et surtout les rafteurs, canyoneurs et autres adeptes d'hydro speed affronter les flots bouillonnants en faisant résonner les falaises de cris et rires. J'ai scruté les parois où l'on peut encore deviner des pitons d'escalade, et perdu mon regard sur tout ce qui est inaccessible et haut perché. J'ai regardé avec un mélange d'inquiétude et de stupéfaction les ravins verticaux et agressifs se jetant dans l' Aude lors des tourmentes, véritables canyons rocheux capable de s'ébouler sur la chaussée.
Les ravins se jettent verticalement |
J'ai fait, un jour, une incursion mesurée et craintive dans le long tunnel de plus de 1 km dans la falaise, et j'ai fait de ce lieu ma route vers de multiples randonnées ariégeoises avec à chaque fois le même enchantement.
La voie ferrée à son entrée dans le grand tunnel et un sas de dégagement des débris |
Mais cette fois j'ai cherché mieux et plus, bravant l'interdit et même les gendarmes qui ne m'ont rien dit: se promener à pied est très dangereux donc la vigilance est de rigueur; ainsi j'ai pu voir une grotte immense, longue large et haute, très cachée qu'on ne peut voir à pied si on n'a pas un regard exercé.
J'ai visité cette immense grotte galerie montante, large, haute, profonde, nommée Gourg Bouillidou ou Gourgoullidou; cette grotte qui monte avec une déclivité de plus de 25 % serait d'après les spéléologues une ancienne résurgence du drainage karstique du Pays de Sault. Bouchée en fond de parcours (que j'ai évalué à 50 m), cette résurgence aurait dévié son cours et sort à présent à la Fontmaure, juste à côté de Trou du Curé, semblant aménagée pour un captage et coulant plus ou moins selon la saison; j'ai pu la visiter antérieurement tout mon soûl.
La grotte du Gourg Bouillidou (en catalan un Bullidor est une résurgence bouillonnante)
Entrée de la grotte face à la voie ferrée |
Entrée de la grotte |
Intérieur de la grotte |
Fond muré naturellement de la grotte |
La résurgence de Fontmaure qui aurait supplanté celle de Gourg Bouillidou, en aval dans la vallée. Elle est invisible à l'automobiliste et se trouve près de l'aire de pique nique.
Passage de la résurgence sous la route |
La résurgence passe sous la route et se jette dans l' Aude |
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Mais surtout je cherchais trace du curé ! Donc de l'ancien passage. Le hasard et mon regard exercé m'ont offert trois cailloux suspendus dans le vide d'un immense ravin effondré dans sa partie inférieure. Je cherchais cela : ce chemin en pointillés bleus qui contournait le "Trou du Curé" avant 1781; c'est à dire désaffecté il y a ...241 ans !
Carte état major, départ du chemin de contournement |
Et j'ai entrevu ceci, sûre et certaine de ma trouvaille...inaccessible et haut perchée.
Soubassement ou pavage de l'ancien chemin Vue très zoomée |
Il serait intéressant de pouvoir remonter cet obstacle et accéder au point de traversée du ravin mais....
Emportée par les effondrements, la rampe était accolée à la falaise |
Gros plan, dans le cercle on voit le départ et l'angle de la rampe en falaise ce qui conforte mon hypothèse |
Une fois le ravin traversé, le sentier franchit une zone rocheuse et bascule dans ce vallon où je l'ai matérialisé par une flèche blanche.
Vue prise d'en haut, du Belvédère du Diable |
Sur cette carte, les traits blancs correspondent aux flèches de la photo ci dessus |
Je suis obstinée et surtout assez sûre de ma façon de chercher et trouver. Si le problème ne se résout pas à l'endroit je commence par la fin comme lorsque enfant je commençais toujours un repas par le dessert. Alors, depuis Belvianes, bien à la sortie du Défilé, j'ai entrepris de me rendre au Belvédère du Diable qui surplombe le Trou du Curé. Tout de suite le chemin a eu un air ancien par son assise et ses murs : j'y étais et me suis laissée guider.
Ainsi l'ai je rencontré, à partir de Belvianes:
Bien emmuré |
Vertigineux |
Une preuve : la barre à mine |
Même lieu |
Au Belvédère, en tranchée |
Le mur de soutien du chemin qui s'est perdu "dans la jungle" il y a 241 ans |
... et tourne brutalement sur la droite pour devenir parcours de trail. Rien ne montrait vraiment qu'il dut continuer tout droit dans les broussailles de cette combe, rien sinon la configuration du terrain et c'est ici que je reviendrai le chercher un jour, loin de l'été et de la fournaise, d'un possible incendie et vêtue en conséquence, avec l'outillage habituel, ciseaux de taille de vigne. Ce déchiffrage et ce défrichage ne me rebutent pas; et j'arriverai peut être ainsi à joindre "mes" vestiges du chemin ...18 eme siècle, sur les traces de l'Abbé.
En attendant j'ai poursuivi ma rando par le chemin de trail, avec quelques vues éblouissantes sur le défilé, le souffle court à cause du maudit virus parti en laissant des traces mais, obstinée comme le Curé sans en avoir les atouts, je sais que je reviendrai me perdre sur ses traces.
A bientôt... |
En chiffres
Balades cumulées 10 km
Dénivelé positif cumulé 400 m
La route : 180 km AR
Villages : St Martin Lys, Belvianes Axat
Curiosités : Défilé de Pierrelys, Belvédère du Diable, Gorges St Georges.