mercredi 11 mai 2022

"Quelqu'un m'a dit..." : Bohère

 Tout m'éloignait du Canal de Bohère, parce qu'il est vivant, parce qu'il est même touristique, que c'est le plus long de nos canaux d'irrigation et que mes choix vont plutôt vers des vestiges oubliés du passé.


Vue prise depuis le canal 
Route Villefranche à Vernet les Bains


Du canal de Bohère je ne savais pas grand chose, je ne connaissais que sa prise d'eau à Serdinya.

La prise d'eau ( tout à gauche)


Lorsque je rencontrai, le 8 avril dernier, en grimpant une pente raide, au milieu des terrasses abandonnées et des arbres envahissants, une sorte de chemin creux "illisible", ce vestige m'interpella et c'est par la suite que quelqu'un m'a dit, ou plutôt m'a écrit,  "c'est un tronçon abandonné du Canal de Bohère".

Alors je me documentai brièvement et j'appris l'histoire de ce canal. Assez mouvementée.

Décidé en 1786..quand même ! le projet fut suspendu pour cause de Révolution, puis réenvisagé, re suspendu, sujet à controverse et finalement, soumis à Napoléon III (décidément il intervint beaucoup en Conflent!) le projet fut accepté en1863, pour un coût de 300 000 francs.

Débuté en 1864, ce canal long de 42 km, terminé en 1881, coûta 1 million de francs.

En 1867 il atteignit péniblement le secteur d'En Bullas et dépassait déjà les 500 000 francs. Très fragile à cause de sa réalisation et des aléas du terrain, il continua laborieusement son chemin pour finir en ruinant les exploitants et les tenanciers. La dette de 1 227 000 francs (intérêts compris) fut ramenée à 135 000 francs en 1912 pour être effacée par la guerre de 1914.

En 1933, une innovation de taille va bouleverser la vie du canal et un pont siphon fut construit à Villefranche, permettant au canal de traverser la vallée (au niveau du rond point style conduite forcée) ainsi la partie Villefranche / Corneilla / Villefranche fut définitivement désaffectée. Le canal devait alors faire ce grand détour pour rester en courbe de niveau.

C'est ainsi que ce drôle de petit chemin creux et horizontal croisant mon chemin vertical n'était autre que le tronçon mort du fameux canal. Il n'en fallait pas davantage pour qu'il appelât ma visite.

Ce que je fis voilà quelques jours, le 16 avril.

Ce que je vis n'incitait pas à la découverte: dans un fouillis indescriptible de végétaux, un petit morceau avait été dégagé et par là même présentait un joli et détruit passage de ruisseau. Cependant le canal surplombait une propriété privée et je ne voulais pas me faire remarquer. Le chien me vit et se tut, il avait tout compris. Comme un énorme effondrement de terrain avait emporté le canal, je fis demi tour , discrétion assurée.

Voilà ce que je rencontrai ce jour là:


L'ancienne branche du canal de Bohère

Le petit pont canal, passage sur un ravin


Envahi par la broussaille , le canal



Et il continue en falaise


Mais...mais ce canal, après cette propriété, entrait dans les falaises percées de grottes, pour un parcours aérien, voire rock and roll. A m'en pourlécher les babines : je suis gourmande de ça.


Il se fraie un passage entre les grottes
On devine le muret

Ledit tronçon m'invita sérieusement à aller jouer les funambules. Le 1er mai. Alors que de retour de rando je dévorais des saucisses fumées d'apéro, l'idée jaillit avant même la fin des saucisses! J'engloutis, enfilai mon petit sac, et en un tournemain,  je varappais sur du marbre incarnat. Une vieille connaissance que j'avais déjà grimpée. Il suffisait juste d'aller plus haut. Et je mis les pieds sur le parcours du canal, alors que mon camion était devenu tout petit en dessous du site.

On peut grimper sur la roche ou sur le côté gauche en s'aidant des végétaux
Tout en haut se trouve le canal


Cela, c'est rouge sang 

Un beau marbre incarnat

Voici le canal tel qu'en 1933 il fut désaffecté

Tout en haut; mon camion est en bas


Tel qu'il est aujourd'hui au débouché du siphon:

Le cours bien endigué et le siphon où arrivait la branche morte

Le siphon et l'arrivée de la branche morte
(flèche blanche)


Après une série de sorties heureuses ce week end, après les saucisses fumées vestiges de nos apéros, le dessert était sous mes pieds. Sans eau. Et pour cause...

Savoir qu'il avait pris vie voilà 155 ans et qu'il était mort à l'âge de 89 ans, m'inspirait le respect. Son cours aérien ne m'inspira à aucun moment la peur ou l'angoisse. Juste l'admiration.

Resté en l'état d'origine, soit taillé dans le roc, construit sur une pente escarpée, étayé d'un côté par un muret de cailloux à peine cimentés, longé par un sentier étroit lui aussi étayé d'un long mur serpentin, le personnage suivait les détours du terrain, en gracieuses courbes, mordant la roche dans laquelle il fut patiemment sculpté.


Falaise où l'on voit les murets



Voilà le canal

Directement taillé dans le roc





Dans un parcours aérien

A la sortie


ça s'embroussaille




A l'intérieur, quelle surprise !



De grande surprise : le canal passait là

Entre deux éperons rocheux, le canal avait logé son cours. J'ai omis de regarder si ces falaises étaient séparées avant le canal ou si le perçage du canal les sépara.

Et pourtant en observant bien les photos et en les agrandissant, on peut voir combien la falaise de gauche fut travaillée à la barre à mine et donc à l'explosif: les deux falaises furent séparées, peut être à la faveur d'une fissure entre elles. La photo agrandie révèle aussi des pitons et une sangle : site d'escalade ? 





Et quand on agrandit l'image on voit que la falaise a été taillée; il y a aussi
 des pitons et une sangle de rappel (donc escalade)


 Le plus beau passage du canal assurément.

Un éboulis en sortie



L'éboulis en sortie

Le cours du canal

Qui peut être très encombré


Le canal jardin, sans eau


Un à pic

Le suivre sur un kilomètre ne fut pas difficile malgré le relief, on aurait pu dire que c'était confortable . Ou presque...Aérien, surplombant la route, la rivière puis, plus tard, la propriété privée, je me sentais toute petite et pourtant immense, d'avoir réussi à rejoindre le personnage. Et surtout de le trouver intact. Bordé de fleurs, il eut pu être bucolique. Enchevêtré de végétaux il eut pu ressembler à un jardin canal. Enfoui dans des éboulis, il ne gênait pas la circulation, rare, assurément. Des points jaunes parlaient un langage inconnu; à part ce chemin, rien d'autre n'était possible ici. Une flèche tout aussi jaune invitait à la descente vers la route, on n'en était pas là


Et en face court le même canal, dans l'autre sens !


Les falaises avaient été entaillées, des saignées de barre à mine à une importante hauteur indiquaient la peine des hommes pour tailler du roc, plutôt gris en surface et marmoréen sous la coûte. 


Trace de barre à mine

Et coeur de marbre













Deux bornes se trouvaient sur le parcours dont une dans le canal. Figurant sur le cadastre moderne, le tracé du canal bénéficie d'un bornage; évidemment pas sur celui dit "napoléonien" puisque le tracé lui est postérieur. Chemins nouveaux et canaux furent ainsi bornés.


Bornes


Au dessus du canal quelques murettes témoignaient de l'opiniâtreté des hommes à cultiver le moindre lopin. Le paysage de cette fin du 19 ème devait être superbe...

Murs d'anciennes vignes


Autre mur, celui du canal


Pourtant le parcours était difficile, pour une simple raison: la végétation. Ici, il n'eut pas fallu des sécateurs dans le sac, mais une tronçonneuse. Je n'avais aucun outil mais rien ne m'arrêta. J'enjambai, j'évitai, je passai en force, je me faufilai, mais implacablement j'avançais. Se faufiler, se glisser, se coller au mur  et se lacérer ! C'est la difficulté majeure, mes travaux de bucheronnage m'ont rôdée à ce rodéo.















Dangereux ? Pas tellement si on a le pied sûr, si on n'a pas le vertige et qu'on sait affronter la jungle végétale. Si on sait grimper une pente raide et mieux, la redescendre. Prudence doit faire partie du bagage. Sans plus.

Un peu vertigineux


Soudain, sur la falaise bien ocrée, deux câbles attirèrent mon attention : la grande grotte était au dessus et c'était le "chemin de fer" y conduisant. Terminus des points jaunes : le chemin des spéléos. Je ne me hasardai pas, c'était trop hasardeux pour mes compétences et mes capacités. Le Diable ne doit jamais être tenté, je le laissai dans sa tanière et restai dans mon chemin encombré. 

Peut on passer ailleurs ? 
Balisage pour spéléos

                                                                                  

Trop dur pour mes forces
Accès à la grotte




En dessous, la ferme montrait ses champs verts, son tracteur, ses bâtiments. Cette fois le chien ne me vit pas. 

La ferme nommée Mas Llec


Et dire que après le canal ce sera mon outil de travail !
Pas celui-ci évidemment, le mien

Ainsi j'arrivai à l'immense éboulement qui mettait fin à mon pèlerinage aérien. J'étais venue, j'avais vu, je n'avais plus qu'à retourner sur mes pas.


Terminus, seul le canal descendit



Le retour, je le savourai autant que l'aller; cette fois je décidai de suivre la flèche et les points jaunes plutôt que désescalader la falaise rouge.


C'est aérien


Certes c'est plus commode que la désescalade, bien que très croulant. Mais....

Invitation à la descente 


On passe juste derrière et on ne les voit pas
On regarde surtout où on met les pieds!


La difficulté est à l'arrivée : il faut trouver son passage dans la zone défrichée. Défrichée  avec troncs et branches laissés sur place, comme un géant mikado, relativement alignés les "bâtonnets" mais c'est de l'acacia et ce satané végétal est hérissé d'épines. Je dirais donc que c'est sans conteste la partie la plus dangereuse du parcours.


Parcours du combattant

Inviterais je quelqu'un à aller vers cette découverte ? Un curieux, un hardi, un "fêlé" comme je nomme mes alter égo, pourquoi pas ? Cela vaut le détour. 

Quand vous passerez devant ces falaises, sur la route menant à Corneilla de Conflent, levez les yeux, vous verrez une saignée, comme un trait bien tracé, en regardant mieux, si vous stoppez, vous devinerez les murs de pierre du sentier et vous verrez quelques étages de grottes, le canal passe entre elles. 


Le canal courait en ce relief, à l'altitude 500 m



Proximité du Mas Llec : canal en falaises




En blanc : la portion de canal parcourue
En rouge la montée en falaise
En jaune la descente
Cercle bleu : le parking d'accès

8 commentaires:

  1. Très intéressant, merci pour ces belles photos et l'histoire de ce canal mythique

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    1. tout le plaisir est pour moi, celui de la découverte et de le faire découvrir à mes lecteurs

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  2. cette rando m'a fait penser au canal qui court dans la vallée de Fuilla, à la même hauteur que le canal de Bohère (une dérivation ?) mais en beaucoup moins abrupt. Tu peux le prendre au niveau du syphon qui se trouve au dessus du mas PY

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    1. ça tombe pas dans l'oreille d'un sourd ou plutôt dans le regard d'un aveugle, tu peux être sûr que j'irai. Donc on est des alter égo ?

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    2. on peut dire ça, moi les cabanes et les vieilles pierres et toi les vestiges et les traces du passé, enfin les cabanes sont aussi des traces du passé d'anciens bien courageux quand on voit tout ce qu'ils ont construit et où ils l'ont fait !

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    3. En fait on fait le même "travail" sur les mêmes terres, en complément chacun de ce que fait l'autre: je trouve ça génial !

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  3. Je n’aurais pas pu enchaîner sur une telle expédition, quelle belle trouvaille ! Tes photos montrent bien l’existence de l’ancien canal. Beau marbre et falaises impressionnantes, les saucisses et la despérado ont fait merveille…tu es pleine de ressources. La végétation envahissante a dû rendre le parcours difficile mais rien ne te résiste…
    Une belle journée, terminée en beauté ! Bises, Josy.

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    1. Pourtant je n'avais pas été en manque de randos ce WE, mais ce morceau de canal, juste au dessus de ma tête, je ne pouvais pas résister à son appel. Je crois que vous auriez aimé, mais la végétation il faut être habituée comme moi pour se battre avec elle : mon pantalon y a gagné le premier trou de sa courte vie ! Bisous

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