jeudi 15 septembre 2022

Saint Martin Lys (11) : le chemin du débardage des grumes


La première fois que j'ai vu ce site, il y a un peu plus d'un an, je ne savais même pas s'il y avait un chemin mais la configuration des lieux a frappé mon regard. Un an après, alors que j'avais une connaissance un peu plus large du secteur, et surtout que j'avais beaucoup travaillé sur Villefranche de Conflent (66), une évidence s'est imposée. La Forêt des Fanges tout en haut, le fleuve Aude tout en bas, un grand plan incliné rectiligne : et si c'était un chemin de débardage des grumes? 


St Martin Lys et le vallon

Le débardage est le transport du bois après abattage jusqu'à l'endroit où aura lieu l'évacuation : voie carrossable ou navigable. Les grumes sont les troncs.

Aller vérifier devenait un jeu d'enfant pour deux raisons: un sentier de randonnée existe et le site d' Eric Teulière, images à l'appui, confirmait mon hypothèse.

Le chemin des grumes
En pointillés rouges, ce que j'ai exploré ce jour
En tracé blanc, une future recherche


Samedi, après ma journée près de Carcassonne chez une proche amie, il était d'une évidence de rentrer chez moi par Pierrelys. C'est ainsi qu'après une route harassante de chaleur, je posai l'ancre en bord d' Aude avec mon camion et ma petite Nina. A Saint Martin Lys.

Dimanche matin : l' Aude a terriblement grondé dans la nuit, gros lâcher d'eau des centrales électriques.

Dans un matin serein, je pars, d'entrée la pente est escarpée, mon souffle se porte à merveille, pour une fois. 


Dès la sortie du village

J'ai devant moi un sentier qui va remonter la vallée, 2.23 km en ligne droite, 3.9 km par le sentier, 603 m de dénivelé, pratiquement tout en forêt.

 Dès le départ je cherche des vestiges ; dans le ruisseau puisque je sais que le chemin passait par le ruisseau, évidemment il y a un ou autre mur, mais sur le chemin aussi. Ensuite je vais en trouver des murets: transversaux, longitudinaux, embarras du choix. Chacun a son mot à dire, tous ne parlent pas de la même chose. Débroussaillons d'abord le trajet, on verra plus tard, au retour. Je suis un sentier dès la source captée, il longe d'anciennes parcelles cultivées s'étendant en éventail depuis les hautes falaises sur ma gauche : les vignes. sans murettes, contrairement à Villefranche. 

Les anciennes vignes

Même chose

Cultures en éventail


Sur ma droite des sous bois traversés de murettes en escalier, des cultures proches du ravin. Ensuite je traverse le ruisseau, passage à gué encore visible avec son muret et ici le chemin fausse définitivement compagnie au ravin et s'élève dans la forêt de chênes verts, conifères  et buis. Un magnifique mur longe le chemin jusqu'au premier lacet; je suppose un chemin partant de ce lacet, car un mur accompagne une voie enfouie sous les éboulis. Plus tard je saurai que c'est l'ancien chemin du village ruiné de l'Artuzou. Inutile de dire que je reviendrai !


Après la traversée du ravin, un beau chemin; il allait 
au col mais aussi à l'Artuzou



Long cordon rectiligne en pente régulière

Je marche en forêt, résineux, buis, plus tard viendront les hêtres; un chemin rectiligne sur lequel quelques lacets vont permettre de prendre de l'altitude tout en suivant dans une parfaite parallèle la longue falaise de Cap de Fer. Entre la falaise et moi, par transparence entre troncs et feuillages se dessine un long névé immaculé : un éboulis calcaire. Les fossiles abondent, guère variés, des bivalves au joli graphisme. Sur la rive opposée des pans de calcaire s'invitent entre les ramages des arbres, insaisissables au regard. Pour voir, faut s'y rendre.

Tout ce que je peux voir du paysage 
Un peu mieux en allant voir de plus près



Voilà les flancs mais faut tout traverser pour aller voir



Côté Cap de Fer

Vestiges marins sur le pierrier

Le sentier monte toujours régulièrement, longé par moments de drôles de couloirs qui pourraient eux aussi être des vestiges de débardage. Un semblant de chemin bien tracé se découpe en contrebas de mon sentier, on dirait un ancien chemin; le cadastre me donnera raison. Tout me parle dans cette vallée, un vrai livre de lecture ouvert, elle y ressemble par ailleurs.


On voit bien l'ancienne branche du chemin

Soudain j'entre en forêt, la vraie, qui préfigure Les Fanges. Hêtraie à la glauque lumière verte, sous bois propres et bruns, soleil étrange, vallée élargie du ruisseau, vrai plan incliné idéal pour descendre le bois et j'y suis, au Col Saint Martin, 957 m. Les flancs calcaires se sont rapprochés, c'est le haut de l'entonnoir. Le silence est démesuré.









 Une vieille piste quasi désaffectée rayonne , je pars à gauche pour essayer - enfin- de voir du décor; là je m'aperçois que c'est un très ancien chemin, contemporain au chemin du bois : les murs en témoignent. Je ne verrai pas grand chose comme paysage, il garde ses secrets de sous bois. 


L'ancienne piste, très vieille


En témoignent les murs de soutien 




Décevant le décor vu d'en haut !


Plus plaisants sont les lointains

Mais déjà j'aborde la forêt, la vraie, Forêt Domaniale des Fanges,  ancienne forêt Royale, privée à présent, où des coupes ont laissé place à un reboisement. Peu après ce joli tapis automnal, je fais demi tour, le point de vue est enfoui et j'ai parcouru 5 km, il est temps de rentrer. 

L'automne s'annonce


Plantations récentes

Le retour ne se fera pas par une boucle, j'ai encore trop à apprendre ici, et là je vais vraiment découvrir ce muet chemin des débardeurs.


Direction Planèses


Dès que j'aborde le départ du ruisseau, large cuvette évasée, un peu creusée par l'érosion pluviale, je distingue une esquisse de mur, j'ai trouvé le trésor  du jour. Je vais suivre cette cuvette, je pourrais la suivre jusqu'en bas de la vallée presque , sur près de 2 km mais si je ne peux plus passer, je devrai remonter et j'avoue ne pas en avoir envie. Je reviendrai pour ce faire.


Le profil de la vallée près du col : au fond était le chemin des grumes

Murs de soutien de l'ancien chemin

Même chose

Détail

Dans cette vallée, à hauteur d'une source, des vestiges de la vie ancienne, pas trop vieille, sont posés là, un peu malmenés. Une petite ruine, un peu plus loin, témoigne d'une vie ici. Où est l'eau est la vie. La vie des débardeurs. Dans le parfait silence des sous bois de ce jour. Alors que j'imagine sans peine le vacarme d'autrefois; ce qui monte dans le silence c'est le cliquetis métallique des attelages, les chocs sourds et les cris des animaux, les voix puissantes des hommes donnant des ordres brefs. Même si ce chemin portait jadis le nom de "tire", il semblerait davantage que les troncs soient descendus au frein, retenus par les animaux à l'arrière.

Objets modestes : seau et ustensile à 3 pieds



Assise d'un petit bâtiment


Je reprends le sentier et me laisse porter par les couleurs, les contrastes et les graphismes des fossiles omniprésents, surtout en altitude. Ce sentier, large, bien équilibré et relativement rectiligne me laisse à penser qu'il était celui des hommes et bêtes remontant après avoir conduit les grumes tout en bas. Un autre sentier longeait ce chemin du bois, sur l'autre rive.






De retour au passage à gué je cherche la trace de ce  chemin à deux branches, disparu. Oui, disparu. Un peu plus bas, dans "les vignes", je vais retrouver le départ de ce sentier bifide. 



Un des départs de ce sentier

Il passe au dessus de ce système d'érosion


Vu depuis les environs de la croix

Il va, si les chasseurs l'ont restauré, jusqu'au col lui aussi, par la partie aride, caillouteuse, accidentée. Quel fut son usage dans ce milieu stérile ? Celui ci aussi aura ma visite. C'est alors que je trouve le vrai "trésor" : le chemin de débardage, couloir rectiligne d'un peu plus de 2 m de large, creusé et endigué entre deux hauts murs; je vais le suivre jusqu'à son terminus. 

Le chemin entre ses deux murs : les troncs étaient davantage freinés par l'arrière que tirés par l'avant


Mur latéral

Il faut avoir un peu de connaissances en matière de chemins pour deviner son usage : il est jumeau de celui que j'ai trouvé à Villefranche; si un doute subsistait là bas, il est bien levé. Sauf qu'à Villefranche il était doté d'un virage à angle droit. Tant de similitude me crée un moment de joie! Par contre s'y faufiler est compliqué: la végétation l'a envahi et les éboulis rendent le cheminement difficile. Qu'importe, je suis vêtue de "hardes" je ne crains ni pour elles ni pour ma peau au cuir tanné par les expéditions en milieu hostile.



Le chemin




Très encombré

Je tente une petite incursion en bordure de vignes mais le soleil ardent a vite raison de mon souhait, c'est bonnement impossible. Alors ...je reviendrai !



Ainsi je ferai émerger de cette vallée entonnoir un paysage d'autrefois, bien caché, qui sait encore conter. Le petit bâtiment surmonté d'une antenne occupe ce chemin des grumes et juste en dessous je crois lire encore la jonction avec le ravin . Des murs se délitent sous le fouillis végétal, le ravin est surcreusé, les murs latéraux ont disparu, il faut arriver au village pour retrouver les murs du ruisseau.


Le bâtiment a détruit le parcours
Ensuite le chemin rejoint le ruisseau


Les grumes achevaient ainsi leur trajet

Le Ruisseau de la Fount 













 Ici, les grumes arrivaient au port sur l'Aude, attendant de hautes eaux pour que les radeliers prennent le relais afin de les conduire à Quillan par le Défilé de Pierrelys. 

Débouché du chemin des grumes sur le port

Emplacement actuel du port







Les radeliers ou carrassiers conduisaient des radeaux là où aujourd'hui canoës et rafts bondissent joyeusement. Le chemin se terminant à Quillan. Ensuite les convois pouvaient descendre jusqu'à Carcassonne par ce même transport fluvial, dans des eaux plus calmes et un fleuve élargi.

Le port a disparu, remodelé par des aménagements plus récents, le pont, des bâtiments.

J'arrive à mon bord d'Aude où je n'hésite pas à me mettre à l'eau, pas pour jouer les grumes mais pour me rafraîchir : efficacité garantie avec une eau à 14 °.


Cette fois on ne verra que ma tête !

Mais parlons en de ces grumes, pendant que je me sèche et me restaure en compagnie de Nina.

Car c'est une fantastique épopée.

Pendant 15 jours, elles restaient immergées pour durcir et se débarrasser des parasites.

Ensuite entraient en lice les radeliers ou carrassiers. Pour le voyage dans le Défilé de Pierrelys et bien au delà, jusqu'au port de Quillan.

Des radeaux de grumes étaient constitués : 12 grumes maxi (rarement 15) de 100 kg environ chacune, les plus grosses sur les bords extérieurs et une centrale. 

Radeaux dans le Défilé

Ces grumes étaient liées par des baguettes de noisetiers tressées (très solides) ce qui impliquait la culture de cet arbuste. Pour guider pareil équipage le radeau avait un gouvernail à l'avant. Un harpon de fer au bout d'une perche servait aussi à la manoeuvre . Les écueils étaient les remous, les plages, les rapides, et surtout les passages à gué pour capter l'eau du canal des moulins ou permettre aux véhicules de traverser le fleuve. Ces petits barrages avaient donc un orifice central que devait emprunter le radeau sous peine de tout casser. Les radeliers étaient costauds, habiles, compétents, enrôlés souvent de force dans la Marine royale, une véritable corporation aux 17 eme et 18 eme S. Les novices étaient placés au milieu du convoi. Car convoi il y avait, soit un train de radeaux, jusqu'à 12. Cette industrie, initiée au 16 eme S et même au 13 éme dit-on,  disparut vers 1870, ce qui explique la destruction du port de St Martin et la construction du pont, de la place, l'extension du village enfin. 


On distingue encore les restes du port


Le village actuel


Je ne raconterai pas en détail, ce serait trop long, mais ensuite ces radeliers remontaient à pied jusqu'au port de St Martin. Plus tard, les convois utilisèrent la route, avec traction animale.



(Sources en fin de texte). Images extraites de ces sources.

Additif : une semaine plus tard je retournai sur les traces des grumiers et je découvris un autre pan de l'histoire du trajet, un peu différent de celui que je supposais.

Ma rando en chiffres : 

Distance : 10 km (ainsi je totalise 62 km à pied dans le secteur)

Dénivelé positif : 610 m 

Pour en savoir davantage

Cliquer sur le mot Texte (et Images) et son N°

Texte N°1 : carrassiers ou radeliers

Texte N° 2 : le flottage du bois sur l' Aude

Texte N°3 : le chemin de halage (Eric Teulière)

Images : Site images anciennes sur Quillan et environs



                                                                            A suivre......



6 commentaires:

  1. Bonjour Amedine,
    Merci pour cette belle balade, je me suis régalée. C'est magnifiquement bien décrit et écrit. Bravo 🙂

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    1. C'est pas très loin de ton secteur, oh remarque peut être aussi loin que chez moi !
      Merci pour ton ressenti

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  2. Encore une belle balade très instructive ! Le sens du détail, ce minutieux travail de recherches, cette description du proche environnement, tout nous pousse à lire encore plus loin et cette faculté que tu as à nous transporter à d'autres périodes - pas si lointaines en définitive - mais la nature reprenant vite ses droits, tes écrits sont une précieuse source de transmission de la mémoire ! Merci encore "Lison", il y a du Thyde Monnier en toi :) !! P.D.S.

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    1. Je te remercie très fort pour ce commentaire car tu as saisi ce que je veux partager même si ce type de récit intéresse peu. il m'intéresse de le conter car je laisse une trace quelque part dans l'immensité du net de ma toute petite expérience de re découverte. J'attends d'avoir débroussaillé mon présent encombré pour me lancer dans le passé avec Thyde Monnier. Amé

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    2. Surtout "La demoiselle", de Thyde Monnier, pour son récit romanesque d'une jeune institutrice veuve des années 41-42. Prenant !

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