mercredi 9 mars 2022

Villefranche - 66 - Le chemin perdu "du bois de Nohèdes"

 Ce chemin qui se nommait "Chemin de Villefranche au bois de Nohèdes" s'est perdu. Perdu sur le terrain, mais aussi sur la carte IGN. Plus aucune trace. Comment en ai-je eu connaissance ? Par la carte d'Etat Major. Pourquoi ce chemin m'a t'il plus interpellée qu'un autre ? Parce que la pente est impressionnante de raideur, ce qui justifierait un sentier en zigzags, alors sa rectitude m'intrigue.


Le décor, le tracé. Mon chemin pas facile.

C'était déjà lui que je cherchais avant que de trouver le chemin de l'eau. J'avais bien compris que le trouver en partant du haut (1000 m) était impossible : le départ est si raide qu'on ne voit rien. Donc je devais partir du bas (712 m) . C'est ainsi que je découvris le chemin de la canalisation du Fort Libéria et je laissai "mon" chemin en attente.

Samedi, je suis sur site, nantie de la seule chose qui puisse m'aider: des chiffres. Des mesures de distance et surtout des azimuts à retrouver à la boussole.

J'ai bénéficié du trajet en Land Rover pour Fort Libéria, 2 km que m'économise Pierre Méné, vous vous souvenez,  le "personnage bougon" d'un de mes articles : c'est un puits de culture et je lui dois de précieux renseignements et une grande bienveillance à mon égard; finalement on a des points communs concernant ce Conflent.



J'ai aussi un élément de poids : j'ai trouvé dernièrement, sur le terrain, le tracé d'un petit chemin creux entre deux murs, partant de Fort Libéria. Je vais donc à la rencontre de ce petit chemin, étroit, enclos entre deux murs de pierres sèches mais impossible de se frayer passage dans le fouillis végétal. Qu'importe, je le suis d'en haut, puis je finis par débroussailler un petit passage. Je remonte son cours et je parviens ainsi à un autre tronçon délimité par deux cordons de pierres. Plus large, moins creux, le sol est un socle de roche. Voilà donc son emprise au sol. Mais c'est qu'il a aussi de l'emprise sur moi, le bougre !

En images; les flèches montrent le sens de la montée :

Juste au dessus de Fort Libéria
que l'on voit sur la photo
Dans l'autre sens : le chemin est
 aussi creux que sale !





J'ai usé du sécateur  dans ce chemin ! 



Un peu plus haut, il est bien lisible

En sens inverse: c'est dans le bon axe



Un petit virage et on grimpe sur le sentier

Même chose



Ce trajet coupe les lacets du sentier militaire, puis j'arrive au point clé : le départ du droit en pente. Là il ne faut pas manquer l'entrée, très proche du chemin de la canalisation. Le plan que m'a fourni Mr Méné est précieux : mon chemin sera toujours proche et sur la gauche du chemin de l'eau. 
Je me heurte à une seule difficulté : il n'y a aucun repère sur le terrain. Je suis au point crucial, de là va dépendre le succès ou l'échec de mon entreprise.


A gauche : le supposé chemin. 720 m

A droite : le chemin de l'eau


Alors je vais prendre le temps. En zigzagant de droite à gauche : je me trouve sur un terrain assez propre, couvert d'herbes sèches et rases, au sol pauvre, sans terre, juste rocheux et dénudé, sinon de grumeleux éboulis. 

En images : 


Le trajet semble évident


Au coin du mur.778 m




Toujours l'évidence

A ma droite la canalisation, à ma gauche la végétation forcenée. Alors à l'instinct je vais tracer mon chemin sur ce sol dénudé qui va grimpant sans entrave. Droit dans l'axe que confirme la boussole. Aucun muret, aucun vestige de chemin, juste une trajectoire plausible. J'ai dans mon smartphone des images dont ces trois : 

Les azimuts

Le trajet en vue aérienne

L'arrivée sur la crête


J'ai bien préparé mais cela s'avèrera inutile : les mesures de distance sont faussées par mes aller et retour, mes va et vient. La vue aérienne ne m'est d'aucun secours dans le fouillis où j'évolue. Et je monte, sans dévier, tâche parfois difficile. Mais mon trajet reste dans la cohérence de l'incohérence de ce chemin. Plus je monte et plus je me demande pourquoi.

Pourquoi ce trajet si raide, pourquoi ce chemin sur ce socle rocheux; comment hommes et bêtes pouvaient arpenter cela? Ne pas s'y user?  C'est impressionnant.


Carte Etat Major




796 m, grande pente.


Massifs d' Ambulla et de Badabany, séparés par la vallée du Cadi
Villefranche de conflent au fond. 

La vue est magnifique. Lorsque les vignes couvraient les pentes en face, entre vallées de la Têt et du Cadi, ce qu'atteste le cadastre napoléonien, descendre sur ce chemin devait être un enchantement visuel.
Le Canigou, depuis plus d'un mois, est devenu un grandiose mais triste tombeau pour un randonneur disparu et introuvable. Ce Canigou là, m'inquiète.



Massif d' Ambulla : j'irai demain !


Un éboulis. Je glisse comme sur savon. Et pourtant je suis sur la bonne voie, je sais que mon chemin frôle un éboulis. Le lendemain, assise sur mon perchoir en haut de la montagne en face, en comparant la vue aérienne et mon trajet, je serai surprise de l'exactitude de mes choix.

 ça grimpe ? Pire, je dévale en arrière ! 860 m


Un peu entravé. Cap 291

Pas une fois je ne trouverai un indice et pourtant...à la rencontre des murettes, mon trajet passe là où la murette s'éteint dans le sol. Ici c'est l'angle d'un mur qui souligne le chemin. La boussole dont j'abuse me permet de corriger ma trajectoire; quelques petits degrés font la différence.



Au coin du mur


J'aurai la chance, cette fois, de rencontrer le chemin transversal ; je lui fais un brin de conduite, il est englouti, en pointillés dans les effondrements. 


L'ancien chemin transversal : 826 m

Cette pente est un vrai tapis roulant. Les siècles sont passés par là, glissants et destructeurs. Depuis longtemps je marche dans le silence. Des bruits de la vie, de la route, se sont évanouis. Il reste le silence parfait de cette montagne que je dérange. Dès que j'ai tourné le dos à la rumeur de la vallée, la montagne s'est illuminée de son grand silence. Juste quelques oiseaux, les végétaux que je froisse, le son clair des pierres que je dérange et ma voix en ce long monologue avec la montagne. Le ciel est mobile, entre bleu et gris. Pas un animal.

Je me heurte à la barre rocheuse. 900 m.


895 m, un grand mur protège des effondrements de la barre rocheuse des 900m. Je me retrouve en un site familier : le muret où j'avais fait halte. Je refais ma halte repas et j'entreprends cette fois de suivre ce muret qui est un long mur faisant un virage. Parce que tout simplement, le chemin le suit et que ce mur a été édifié là pour le protéger. Je débroussaille, je dégage l'emprise du chemin, c'est une évidence.

La boussole frétille de joie !

Je connais !! 895 m



Un grand mur, cette fois je vais le longer



Et le débroussailler



Et continuer dans le maquis

Le chemin longe la barre rocheuse, ma tâche devient ardue. C'est encombré de végétaux, je ne fais plus ce que je veux, seulement ce que je peux. Et je peux peu, je suis usée, épuisée, alors je me mets en mode survie, moi d'abord, le chemin je l'oublie. C'est ce que je crois ! Avec un oeil sur la boussole tout de même....


Je longe la barre rocheuse, c'est la cohérence



Et puis les murs parlent, ils n'étaient pas là pour la déco!


Un dernier éboulis



Un dernier effort..et j'y suis.

Je débouche sur la pente douce sommitale, la cohérence est là. Je crois voir la courbure du chemin entre les parcelles étoilées; je ne vois qu'herbe rase couvrant un sol pauvre, les parcelles même semblent une utopie.


Sur ma droite, à quelques encâblures, se trouve le bac en pierre, puis la citerne relais. Les deux chemins voisinent sans jamais s'être rencontrés. Je suis leur lien vivant.


Oh mais on se connait nous trois : bac + ciseaux et moi


L'inquiétante beauté du paysage saute au regard.




J'en suis encore à me demander à quoi servait ce chemin si inhospitalier. Qui l'empruntait ? Avec quoi ? De quelle manière ? A pied, à dos d'animal? Quelle usure pour tous...qui était l'homme ou l'animal ? Et les femmes? Oh si quelqu'un pouvait me raconter..

J'ai trouvé le chemin, je peux être fière de moi et pourtant il me laisse un grand vide, comme si j'avais ouvert un livre essentiel dont les pages seraient, hélas, toutes blanches. Le lendemain, sur la montagne d'en face, je réaliserai quand même que les pages du livre n'étaient pas toutes blanches. Une belle page de découverte s'y est imprimée...Au prix de mon opiniâtreté.


Finalement, en étudiant bien la carte d' Etat Major, j'ai une hypothèse...Ce chemin, quand on observe son terminus proche du mont Coronat, peut laisser à penser qu'il aurait servi au transport du bois, voire au transport de charbon de bois, venu des forêts sommitales sur les crêtes au dessus de Nohèdes, direction les forges de la vallée de la Têt, notamment celle de Ria.  Il suffirait d'aller vérifier s'il existe des places charbonnières là haut. Après avoir vu la configuration du terrain, la largeur du chemin sur cadastre et la pente, ne s'assimilerait-il pas davantage à un plan incliné qu'à un chemin ?

L'inconvénient, avec ce type de randonnée, c'est qu'une recherche n'est jamais finie, je dirais même qu'elle commence à la fin de la rando, contrairement à la rando, bien plus reposante pour un cerveau, que l'on peut faire partout ailleurs....

Tellement qu'une seconde hypothèse, après étude détaillée des différents documents, voit le jour: et s'il avait servi pour acheminer les blocs qui furent nécessaires pour construire la vaste forteresse de Fort Libéria au 17 ieme  Siècle ? En effet ils vient des hauteurs de Serra Pelada, proche de la Tartera et c'est vraiment rocheux et calcaire, là haut. Ah....points d'interrogation multiples et de suspension....Mais quand même, il y a profusion de roches calcaires et falaises bien plus proches de Fort Libéria.

ET PUIS...peu après j'ai eu la preuve de l'usage de ce chemin : un chemin de débardage. En effet, haut sur les crêtes, vers la serra Pelada, il est prolongé par le "chemin de la tira". Qu'est ce que la "tira" en catalan ? C'est le chemin de la traction animale, chemin de traction du bois. 

Mon chemin disparu en jaune
Le chemin transversal disparu en blanc


Trop usée pour monter à St Etienne, je vais descendre sur Bel Lloc, pour me reposer, me laisser porter entre piste et sentier. 

Le verrou de Villefranche



Bel Lloc



Les carrières de marbre de Bel Lloc

Si j'ai récupéré, j'ai encore quelque chose à vérifier, à chercher, et peut être à trouver.

                                                               ......................................

Et j'ai récupéré ! Enfin presque...mes genoux et chevilles sont comme désaxés lorsque je les plonge en pleine pente en vue de la carrière de cailloux, celle qui alimenta les modifications du fort sous le règne de Napoléon III. Je remonte le temps à moins 170 ans. Seulement.

Le tas n'a pas bougé, j'imagine,  mais le chemin d'évacuation devait se trouver au bas et je n'ai pas la force ni l'équilibre pour y parvenir. Alors je vais le chercher, ce chemin de la carrière, que je ne trouverai pas. Ni à partir du tas, ni à partir du sentier, à  son autre extrémité. Les terrasses coupent toute la pente et je pense qu'elles sont postérieures à la réserve de cailloux donc ont pu impacter l'assise du chemin en la supprimant. Un jour, peut être, lorsque je grimperai ces terrasses depuis tout en bas, le trouverai-je.


Le "tas de rocs" vestiges de la carrière d'agrandissement de Fort Libéria


Mystère...

En attendant, je contemple ces marbres griottes de la plus belle couleur sang. 


Celui ci, je l'ai kidnappé



Dans le cercle, un fossile



Le chemin , à partir de Fort Libéria descendait sur Villefranche : il passait à l'emplacement du fort car il devait lui être antérieur, il empruntait ce qui aujourd'hui est le sentier du fort et ainsi, avant d'arriver à Villefranche, empruntait ce plan incliné, preuve en est s'il le faut encore, que la ligne droite, donc escarpée, ne fit pas peur à ses bâtisseurs ! Mais en quel siècle ce chemin vit il le jour, pour être aussi impitoyable ? 

Mais en étudiant la carte d' Etat Major, je révise mon hypothèse...Il passait sur l'autre versant du fort Libéria et plongeait pleine pente en un site dont j'ai trouvé l'accès et dont il doit être très difficile de s'extirper, au bas de la pente car tout est barricadé...Oh j'irai voir de plus près...



Et voilà encore une trace (ou non)
de l'ancien chemin du bois de Nohèdes

Et tranquillement je rejoins mon véhicule au terme de plus de 10 km, de ceux qui sont bien tassés, vous laissent une fatigue saine, la sensation d'une journée bien remplie. Mais pas un goût de "revenez-y" !

La sensation, pendant mon fragile sommeil, d'avoir passé un moment sous un tracteur chaviré !

Demain sera un autre jour...Les cloches de Villefranche ont rythmé mon sommeil, ont bercé mes douleurs, je pourrai repartir vers d'autres...escarpements ! Je ne sais m'en passer....


En chiffres 

Dénivelé : environ 500 m ...mais quels mètres !!

Distance : 10.2 km

En blanc le chemin perdu
En rouge le sentier du retour
En jaune les recherches du chemin de la carrière

Additif : Cadastre Napoléonien dressé en 1810


En vert : Fort Libéria
En jaune : la partie que j'ai parcourue
En rouge : la partie plane et sommitale
En bleu : la pleine pente jusqu'à la Têt (à parcourir)





2 commentaires:

  1. Tu es persévérante, tu ne lâches rien, tu vas bientôt pouvoir y revenir les yeux fermés…. il t’intrigue ce chemin disparu, il est pour tes lecteurs l’occasion de voir de belles photos et de lire un récit plein de suspens. Pas facile de cheminer dans cet endroit pentu et encombré, tu es axuride. Bises.

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    1. Oui axuride d'accord car c'est bien le chemin du bois, des débardeurs. Mais tout ça est un soin palliatif à la vie d'ici en bas, heureusement sinon je n'aurais pas la patience de supporter. Je suis saturée. Bisous

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