mercredi 6 décembre 2023

Estoher (66), itin"errances" sur les chemins d'autrefois

 Estoher est situé dans la vallée du Llech connue pour son site exceptionnel de canyoning. Au delà d' Estoher il n'y a plus de route, plus de village, rien que la nature d'une beauté éclatante surtout si l'on va accueillir le Llech à la sortie du canyon; pour ce faire, il faut trouver les chemins oubliés. Il y en a deux, existant sur aucune carte.

Quand le chemin s'allie à la beauté du décor

Dans les "temps anciens" dont seul témoigne le Cadastre Napoléonien de septembre 1831, pourtant Estoher était au carrefour d'une myriade de chemins venus de Prades, Marquixanes, Villerach, Clara, Espira, Baillestavy, Finestret, pas moins de 9 chemins différents, avec en plus, un mystérieux "chemin de service". N'oublions pas les sentiers conduisant aux cortals (bergeries), et une paire de "carrerades" soit des chemins de transhumance.

Plus tard s'ajouteront les chemins miniers, mines de fer dont le Canigou vécut sa grande ère au 19 eme siècle. Tel le circuit de la montée au Pic dels Moros qui allie vestiges de la mine et vestiges de cortals.

Estoher était un carrefour, mais les marches étaient longues.

A une récente échelle du temps, 20 ème S, fut construite la piste forestière du Llech . Approuvée en 1954, cette construction débuta en 1961 et se fit en plusieurs étapes. En 1968, elle atteignit le terminus des chemins d'autrefois, l'actuel refuge de la Molina qui fut sans doute une scierie (Mouline Belle sur cadastre 1831). (Belle signifiant ici vella soit vieille). Cette piste détruisit une très petite partie des chemins anciens, entre le Col del Forn et la Mouline, je peux en attester sur ce tronçon. Ailleurs, en aval, je ne sais pas. Et encore la destruction est liée aux déblais envoyés en dessous de la piste et recouvrant les anciens chemins. 

Sur la piste

                                                                                              

                                                                            

Passages en corniche

Un des chemins les plus majestueux est celui ralliant Villerach à la Forge de Llech, puis à Baillestavy situé en grande partie sur la commune d' Estoher.

Le relief, dans ce secteur du massif du Canigó est extrêmement rocheux, style aiguilles et grands éboulis.  Cela donne aux chemins un aspect très accidenté et pittoresque, passant en corniche, suspendus parfois, dans des pentes effarantes de déclivité et recouvertes de forêts. Ainsi on a la surprise de passer sans transition de la forêt d'altitude, hêtres et conifères à la forêt méditerranéenne de chênes verts essentiellement. 


Le relief du secteur

Les sous bois peuvent être nus ou alors encombrés de genêts et autres cistes très méditerranéens. Du houx, des alisiers, égayent les bois de leurs baies rouges. Les rochers bien exposés au nord sont de vrais jardins.

Jardins de roche




 Des aiguilles de roche pâle et acérées émergent; 






Embrassade

Sentinelle



Avec le Jocaveil en fond 

Des ravins vides d'eau mais glacés et obscurs barrent la route au chemin qui les franchit à gué au moyen de jolis murs. 


Passage à gué


Des calades ou passages pavés permettaient aux bêtes de franchir des déclivités. La piste n'est jamais très loin mais, muette et fermée depuis 2019, elle se fait oublier, silencieuse et cachée. Mais bien entretenue.

Calade


Un petit trait en bas , la piste














Ce chemin que je vais parcourir se divise : une branche conduit au Roc Mosquit, prélude aux Cortalets et au Pic du Canigó; l'autre branche conduit à la Forge du Llech, ou à la Molina par la piste. 




Cette piste forestière qui continue sa voie vide vers les Cortalets s'acheva en 1975. Son histoire est complexe mais ce pourrait être un autre récit. La portion que je veux faire au retour est grandiose.

Les véhicules ne pouvant dépasser le refuge du Mas Maler, (ancien Mas Pons), c'est donc là que je pose mon fourgon, à 11 km de tout village. Il fait moins 4 °, ce premier froid me paralyse, il me faudra 35 mn pour retrouver l'usage des mains et 50 pour que mes pieds cessent d'être deux morceaux de bois douloureux. En attendant je marche et photographie avec difficulté. Le soleil viendra bien me saluer mais l'essentiel de la rando restera dans l'ombre glacée et je vais souffrir d'une nuque bloquée ce qui ne m'empêchera pas de tout examiner sauf qu'au lieu de tourner la tête, mon corps sera pivotant tout le jour ! Une vraie girouette !

Ce chemin dont je ne ferai que quelques km puisqu'il reliait Villerach à Baillestavy est une richesse architecturale; il ne servait pas à la balade mais c'était un chemin de travailleurs : ceux de la Forge de Llech et des activités annexes, charbonnières, exploitation de la forêt, transport du charbon de bois indispensable pour la forge. Chemin muletier assez large souvent et bien "balancé" soit point trop escarpé. 

Un des 15 lacets


Tous ne sont pas aménagés style voie romaine




Le passage le plus grandiose



Quelques échappées belles



Un effondrement


Un  enfouissement



Et des passages moelleux un peu traitres : quels rocs se cachent sous le tapis ? 

A cette altitude autour des 1100 m, il traverse des paysages décrits ci dessus et l'on passe sans transition d'un relief à un autre, d'une saison à l'autre, de l'hiver à l'automne, avec toujours en ligne de mire la rive opposée plus rocheuse, plus sèche, moins boisée, dominée par le Roc de Jocaveil, impressionnant . Le Llech se fait rarement entendre, mais sa saignée impressionnante se laisse deviner.



Selon l'exposition.. Dans ce secteur se cache le cortal Jaubert dont j'ignorais l'existence



Versant forêt méditerranéenne

Versant forêt d'altitude 



Fouillis de végétation méditerranéenne



Et la hêtraie d'altitude

Des passages noircis sur le chemin parlent de charbonnières et j'ai même le plaisir fortuit de découvrir une forge antique de celles dites "à bras", une de plus à ma collection! Je ne verrai rien de plus qu'ailleurs mais c'est toujours une émotion de voir ces modestes reliques sur une surface de moins d'un m2.

Secteur charbonnières
Mur de la charbonnière et cendres


Charbon de bois + terre cendreuse


Forge antique



Les débris de la forge

Bien caractéristiques


J'ai manqué un cortal, c'est l'inconvénient de mettre au chômage le GPS, le Cortal Jaubert qui répondait au Mas Jaubert (1831) devenu depuis le Mas Llech (ruiné). Une splendide ruine.

Parfois le chemin veut bien me dévoiler des lointains, et je savoure mes vieilles connaissances vues sous un autre angle :

Madres, village d' Eus et Pech de Bugarach


Roc  de Jocaveil

Les flancs du Jocaveil

Dans la forêt silencieuse et colorée, le plaisir de la marche sur un épais tapis odorant se marie au plaisir des paysages entrevus aussi vertigineux qu'une haute montagne alors que je dépasserai à peine les 1200 m. Mes repères sont faussés.


Estives sur le chemin direct de la Molina (non porté sur la cadastre de 1831)

Chemin désert, silence dans les bois, tout est immensité autour de moi qui me sens si bien ici. 

Et pourtant...que d'activités, de bruit, de mouvement, de sciage de bois, de fumée des charbonnières, de voix et cris humains ou animaux ont fait vibrer ces pentes avant que ne vienne ce silence.


En demi cercle, encombré de roches noircies,
 la supposée charbonnière 

Je crois encore les entendre dans le léger froissement des feuilles au sol et l'air glacé immobile....


Dans le froid glacial


Le chemin finit ici, à la piste du Llech, parking de Lous  Grounells. La piste l'a dévoré. Puis lui a rendu sa liberté sur un tronçon désaffecté que je n'ai pas visité. Mais un très beau cortal étirait alors ses murs au grand soleil. Il est encore imposant.

Le cortal de Lous grounells

 Je parviens au refuge de la Molina, ancien moulin, ou plutôt ancienne scierie,  qui fut le bout du monde jusqu'à l'ouverture de la piste.



On y accédait alors par un chemin étonnant que je veux retrouver, il remontait la rivière La Salze depuis la forge, longeant un moulin à farine près de la forge, oui du blé si haut dans ces montagnes presque féroces !

Du refuge de la molina, un sentier remonte cette même rivière, la Salze, qui, si je la suivais, me conduirait à la crête du Barbet, après avoir rencontré la piste; je n'y arriverais jamais d'ailleurs, congelée bien avant. Je le suis un moment, morte de froid, et de faim, je n'arriverai pas à la Mouline Nobe (1831) soit nova, la scierie neuve ou nouvelle. Elle serait à 1400 m d'altitude et j'abdique à 1200 m.


La Salze


Un repas rapide au soleil en compagnie de deux randonneurs (les seuls humains de la journée) et je repars par la piste, vers la Forge de Llech. Je salue au passage l'ancien chemin désaffecté par la piste, que j'irai visiter un jour et je descends par le chemin d'autrefois, pavé et beau. Le Llech ici s'enfonce dans une gorge sinueuse et tourmentée, les vues sont vertigineuses. Le Ravin de la Salze est bordé de hauts murs en terrasse, y cultivait on ou bien ce site servait il de campements aux travailleurs de la forge ? Je me plais à le croire.


Le chemin de la forge

Paysage vertigineux dans la vallée













La forge est à la confluence avec le Llech bien maigre ici qui porte le nom de Correc de Prat Cabrera. Un chemin désaffecté le suit vers l'amont, il est en partie effondré mais me conduit à une belle place charbonnière.

Sentier désaffecté et très abimé



Tout au bout près de la rivière; place charbonnière

Retour sur la forge, LE monument majeur du secteur. Une forge si en amont dans la vallée, c'est surprenant. La raconter, la décrire serait trop long; je la visite de fond en comble, imposante bien qu'en ruines. C'est sinistre et émouvant à la fois, son vacarme ancien résonne encore dans le silence et le chant de l'eau. Je m'y attarde, mais que c'est sinistre ! 


Sentier et canal d'amenée de la forge


L'eau se précipitait d'en haut sur une roue à 
godets

Arrivée de l'eau


Une partie de la forge



Intérieur



En quelques chiffres :

-Déjà mentionnée en 1431

-Activité suspendue au 18 eme S

-Reprend sa fonction au 19 eme S

-1865 : une des rares à fonctionner encore

- Fermeture définitive en 1890
(Sources : Léonie Deshayes)

Chargée de mission inventaire du Patrimoine.


Four





Le fer 
était acheminé à Seners (hameau près d' Estoher) où il était travaillé, par câbles, en suivant le Llech.

A la forge de Llech, le fer était réduit (loupe puis bloc de métal) par cuisson puis martelage (cinglage) tandis qu'à Seners, il s'agissait d'une forge d'épuration afin de fabriquer des outils .
(Source Léonie Deshayes)


Installer une ligne de câbles au dessus de cette vallée dut être un exploit hors du commun quand on saisit le relief d'en haut...j'aimerais bien avoir  un document sur cette ligne.




Intérieur du four

Enfin je remonte vers la piste que je vais descendre sur 5 km, par choix, évitant le sentier, parce qu'elle est si vertigineuse, si en corniche, si impressionnante, qu'elle vaut la peine d'être parcourue. 5, 4 km de terre, un peu d'asphalte , un soupçon de ciment, des murs de falaises démesurées, des vues plongeant dans une vide inouï, le Roc de Jocaveil qui resplendit au dessus de ses infernales coulées d'éboulis, les arbres qui se dénudent , quelques uns parés encore de leur flamboiement automnal, et puis plus rien que la monotonie d'un relief qui s'adoucit, des pentes qui s'affaiblissent, de ma fatigue qui s'installe, la joie de retrouver une Nina engourdie et de vite filer au soleil bien plus bas sur la piste pour enfin savourer une boisson chaude, point d'orgue d'une journée bien emplie, et bien glacée.


Le froid ne me lâche pas



Détroit dans le Llech

Le Roc de Jocaveil : 1326 m


Au fond le Llech

Et quelques couleurs encore


Avec déjà l'envie de revenir, avec un VTT dans mes bagages !

Depuis 2019...c'est barré


En chiffres 

Distance 14.5 km

Temps de marche et de recherches: 4 h 34

Dénivelé positif total évalué à 500 m


Le trajet : (dimanche 3 décembre 2023). Intégralité dans la commune d' Estoher



12 commentaires:

  1. Magnifique randonnée. Un récit époustouflant et des photos automne/hiver qui ne le sont pas moins. J'adhère et ça me tente. Au printemps peut-être.

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    1. Tu peux adhérer c'est dans tes cordes, le parcours est facile et équilibré, nos anciens harassés savaient rendre douces les pentes dans ce relief acéré.

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  2. Magnifique récit. Ça donne envie d'y aller. Ce sera fait.
    Encore bravo.

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    1. je vous le souhaite car c'est un parcours envoûtant

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  3. Réponses
    1. Merci; ma vue est défaillante (opération en perspective) alors je doute de ce que je présente

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  4. Belle mais frigorifiante balade en des lieux biens austères ! Par le biais de ton récit détaillé on imagine aisément le labeur fastidieux et harassant de nos prédécesseurs pour, in fine, produire la matière première de tant d'outils des "premiers temps modernes" ! J'ai "hérité" de quelques vieux outils araires de mes grands-parents paysans, je penserai à eux biensûr mais aussi à tous ces anciens qui ont œuvré avec rudesse et opiniâtreté pour les produire ! De beaux vestiges et de beaux sentiers aussi magnifiés par tes superbes clichés ! Avec le recul, tu dois et peux en oublier les morsures du froid de ces sombres vallées et peut-être envisager d'y retourner en saison plus hospitalière ! Merci pour ce bel et instructif périple forestier !

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    1. Non seulement j'ai oublié les morsures du premier froid de l'année, le pire bien que chaud par rapport à ceux qui suivront, mais je n'ai qu'une envie, retourner et approfondir ma connaissance

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  5. très belles photos et documentation comme d'habitude !
    le chemin continue au dessus de Lou Grounells et passe au bas d'un ensemble orri et cabane avant de rejoindre la Mouline

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    1. Oui Michel, j'ai loupé presque avec plaisir ce chemin là pour rester dans la logique du cadastre 1831. Le chemin du haut que j'ai parcouru en partie est sur les cartes mais postérieur aux chemins d'origine. Donc je le garde pour plus tard et je ne manquerai pas la cabane, tu penses bien ! J'ai trouvé son arrivée à la Molina, j'en ai fait un morceau en sens inverse pour dire "je l'ai vu" et je le garde en réserve...oh il ne s'en ira pas, il me survivra largement

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  6. Je ne connais pas du tout ce secteur, tes belles photos et ton récit passionné me donnent envie de le découvrir même si l’atmosphère est austère. C’est vrai on se croit souvent en haute montagne. On imagine le vécu des ouvriers de l’époque…. Les ruines sont belles et ton récit captivant. Nina devait être impatiente de te retrouver…j’ai bien randonné ce soir, bises. Josy.

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    1. Comme je te l'ai ,dit en MP, nous le ferons ensemble, c'est le genre de parcours qui vous plaira, couronné par la visite de la forge de Llech

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