jeudi 2 novembre 2023

Py, le pays où un canal s'est pendu


(Cet article peut paraître fastidieux mais je me sentais obligée de rendre la vie à ce canal, de laisser une trace; d'autres doivent exister dans la mémoire de quelques villageois, mais je ne les connais pas. Je laisse la mienne qui n'est rien d'autre qu'un modeste Devoir de Mémoire pour un village qui n'est pas le mien.)

                                                       ---------------------------------------

 Actuellement, j'ai  parcouru plus de 130 km à pied dans les montagnes de Py. Il n'y a eu qu'un seul sommet, le Pic des Tres Etelles.  Le reste est partagé entre les sentiers, balisés ou pas, anciens sentiers d'exploitation d'agriculture et d'élevage de montagne. Ces sentiers passent près où très loin de bergeries et cabanes pastorales, anciennes pâtures ou terrasses de céréales, le tout enfoui dans des forêts; il faut les débusquer. Et les honorer de sa modeste visite. Ce que je fais. (Dans le respect des lieux je le précise.)

Py ou Pi de Conflent, 66 vu du canal

Ces parcelles étaient alors irriguées et l'oeil averti peut remarquer une esquisse d'étroit sentier creux : un canal d'irrigation. Il en est un que j'ai suivi, il est encore en service.

Il en est d'autres que j'ai entrevus; ce jour, je me rends sur place pour en retrouver un, ce sera à l'oeil et à l'altimètre car je le suppose très endommagé, voire disparu. Que vais je trouver ? de la difficulté, je pense, j'ai même pris ma corde.

Je connais son passage sous le sentier muletier de Cantapoc. Il passe sous le pavé et est matérialisé par un petit pont. Altitude 1200. 

Le chemin de Cantapoc


Comme un canal reste plus ou moins en courbe de niveau ce sera très simple. Du chemin, je vais partir vers l'amont, jusqu'à la prise d'eau si je la trouve; le chemin sera long car la Rotja coule très en dessous de moi en grondant. Entre elle et moi une pente énorme, couverte de terrasses arborées, et au dessus de moi, ce sera pareil. 


Sous ces couverts végétaux se cachent  des trésors, au fond coule la Rotja

Je pars confiante, le canal est visible sur quelques dizaines de mètres, puis disparaît mais sa logique demeure et enfin je parviens à une barre rocheuse qu'il contourne, suspendu par un muret, mais...le canal s'est pendu, le canal s'est perdu. Je n'ai parcouru que 203 mètres...

Le départ du canal vers l'amont depuis le chemin



Très vite il devient invisible mais lisible


Mur de soutien du canal


La suite du canal a disparu, ainsi que la pente qui porte les stigmates anciens d'éboulements, d'effondrements, voire d'avalanches, autrefois la neige était là dès octobre.

Donc je me trouve devant un paysage fait de pente effondrée, encombrée, glissante, où se déplacer est compliqué ; je me dois de garder la courbe de niveau 1200 (avec GPS pour vérifier mon appréciation de la côte) , en cherchant un vestige : rien. J'imagine même que le canal pouvait en ce site si accidenté avoir été construit en bois et sur pilotis, reconstruit à chaque mouvement de terrain; car il en a connu des vicissitudes ! Et j'attaque la traversée de ce secteur !



Pendu à la falaise par un mur,  l'ensemble s'est perdu.
Cette zone a un sol instable et fragile


En rouge, secteur où passait le canal 


Je me dois de ne pas m'écrouler comme le sol ! Les végétaux sont d'excellents soutiens. Mais peuvent être de belles entraves !



Et je vais me régaler : c'est physique, énergivore, fatigant et exaltant, car je suis, petite fourmi,  au flanc de cette pente redoutable, encombrée de rocs, de végétaux, genêts surtout en dehors des zones boisées.


Le décor de ma recherche

Les surprises pourtant y existent et parlent d'un passé habité, cultivé, et évidemment irrigué. 

Je ne trouve aucune trace du canal et n'en retrouverai pas pendant 1.3 km. Et pourtant que de choses je vais rencontrer; je note sur mon petit carnet, je note les altitudes et les points GPS. Le GPS va juste m'aider à garder l'altitude du canal mais le reste c'est mon regard qui scrute les sous bois par chance déjà dégarnis. Je travaille au maximum à la lecture du terrain et à sa cohérence sans usage abusif du GPS, en un mot, j'aime me débrouiller seule.

Ainsi, respectivement, je découvrirai un cortal au niveau de Cantapoc, que je n'aurais jamais vu depuis le sentier, une série de murs, témoins d'anciennes parcelles, Cantapoc est au dessus, avec sa source qui donne naissance à un petit ravin. Nulle trace du canal. Le site porte des vestiges d'un passé laborieux, parcelles en terrasse, revêtues à présent de noisetiers et bercées par la Rotja qui gronde bien en dessous.

Cortal













Soudain juste en face d'un incroyable panorama, une ruine magnifique surplombe la vallée; j'ai parcouru 1.2 km (sans canal) dont 1 km dans les broussailles. Cette ruine est une petite bâtisse rectangulaire aux murs très épais, comme suspendue sur le vide tant c'est rocheux et escarpé,



Au dessous d'elle se trouve l'inévitable cabane, et face à elle...que c'est sauvage et beau ! Au milieu coule une rivière nommée Rotja.


Au  fond, la Rotja, à pic

Ensuite le parcours deviendra chaotique, j'entre en forêt, hêtres et noisetiers, l'arbre endémique d'ici.
Je vais un peu louvoyer au moyen des sentes animales, en me tenant aux arbres, tant ça glisse et c'est à pic. Mais ça passe sans casse. Et soudain, je me retrouve sur le canal, posé bien à plat, avec son muret caractéristique et son creux, c'est lui, je jubile; la rivière est proche, je la devine, le canal devient encombré, la rivière est là, mais curieusement un peu en dessous, ce qui fausse les données pour la prise d'eau. Une falaise plonge dans l'eau : comment était la "resclosa" ou prise d'eau ? Barrage ? Au delà de la falaise ? Sur la rive opposée ? Il y a comme un hiatus. 
[Trois jours plus tard je retournerai sur site pour vérifier, mais je me heurterai à un fatras de falaises, je n'en saurai pas davantage, le canal gardera une part de mystère...]  

Il faut dire que le canal est désaffecté depuis très longtemps et que, depuis, des crues ont ravagé le secteur.

Sente animale que je rends humaine



Pleine pente en forêt


Et revoici le canal

Son cours est bien lisible sur plus de 100 m




Un jeu que de le suivre.

Le voici vers la prise d'eau














Enfin la Rotja

Site de la prise d'eau, sans aucun vestige

A présent je reviens sur mes pas, je farfouille encore un peu, entre éboulis, orties et autres délices forestiers et enfin, le nez dans les herbes, je grimpe vers le sentier, sensation d'emprunter l'autoroute.


Le nez dans les herbes, je m'épuise


Ouf !!


Mais je n'ai pas fini d'en découdre. Retour à la case départ, en route à présent vers l'aval du canal.



Cette fois, j'aurai une jolie surprise, le canal sera visible sur les 1.5 km du parcours et ne me posera pas de problème pour le suivre allègrement. Il fut même ancien chemin de randonnée, quelques balisages jaunes ont survécu. Je suis à présent au dessus du chemin de Cantapoc et le canal aura empli sa fonction, il y avait beaucoup de cultures. Le village est proche. Le canal a un aspect bien plus civilisé avec son petit sentier piétonnier accolé.


Le petit sentier piétonnier






Py

Il n'aura que deux accidents de parcours; accroché à une falaise, en suspens et en surplomb, il s'est écroulé ce qui me vaudra un peu de sport. Ensuite, tout près, deux éboulis de gros rocs n'en gardent aucune trace : était il construit en bois ici aussi ? Je le présume. Mais il m'attend sagement à la sortie et me conduit .


Passage suspendu pour un canal perdu


Comment traversait-il ces éboulis ? 

Mais voilà que soudain se dessine la silhouette altière d'un cortal qui eut en son temps d'immenses privilèges : un panorama à couper le souffle et un petit canal qui ronronnait à ses pieds; un cortal les pieds dans l'eau dans des montagnes aujourd'hui sèches et arides...quel bonheur...

Le cortal aux pieds dans l'eau




Le canal à ses pieds

Je crois que c'est ce cortal que l'on voit depuis Py, fièrement perché. 



Depuis le village, dans le cercle...


...Se trouve ce cortal...

...Qui me servit de restaurant.

Et, en guise de digestif, je vais zigzaguer, la boisson n'y est pour rien, il n'y a même pas un verre d'eau !
Il a quand même un joli garde fou, sait on jamais ...



Taillé dans le roc
























Un arbre énorme, sur son cours, atteste de l'âge de son abandon et voilà que je le perds, il semble au bout de sa route, abandonnant à la pente ses eaux inutiles.. Le sentier de Sotelles à Las Llenyes croise mon chemin et le canal s'est perdu ! Une autre bergerie dore ses ruines au soleil, contemplant Py elle aussi. 




Le canal s'est perdu ? Je sais que le monde paysan d'autrefois était parcimonieux et économe, que rien ne se perdait dans cet univers dur et âpre, non on ne jetait pas l'eau qu'on n'utilisait plus. Ils n'avaient nul besoin de sermons écologistes. Alors je cherche et je le trouve, à l'altimètre.
Le canal poursuit son cours dans un site où nul n'avait besoin de lui. Il n'y avait pas de cultures, seule une austère forêt emplie de rocs, en plein nord, plein froid et humidité accueillait les eaux venues de la Rotja pour, 500 m plus loin d'un parcours qui demanda beaucoup d'énergie aux bâtisseurs, aller rendre cette eau non utilisée au ruisseau du Bareu !! 
En images :



Je suis stupéfaite de voir la tâche ardue que demandèrent ces 500 m, le canal ne fut pas creusé dans cette pente maussade, il fut construit pierre à pierre, soutenu, fabriqué de toutes pièces.
Le canal se fracasse sur une infranchissable falaise, austère et sinistre décor ; je déchiffre à grand peine le paysage avant que de comprendre que ce petit mur bâti au pied de la falaise renvoyait l'eau dans la pente ardue vers la rivière qui gronde quelques dizaines de mètres en contrebas.
Et si un jour je cherche bien, cela ne me surprendrait pas de voir un ancien canal partir du Bareu vers un ailleurs, ce serait tellement logique.









Terminus

Terminus, les eaux longent la falaises et filent vers le Bareu : j'ai essayé de les suivre, mais c'est trop difficile, je m'agrippe aux arbres, j'ai fini le voyage.




Retour sur mes pas : de cette "randonnée" insolite, inédite, éreintante, je ressors riche de toutes ces portes ouvertes sur ce monde secret que j'ai visité, fait revivre un instant, voyant ce peuple de travailleurs vêtus de sombre, minces et noueux comme leurs outils, amener dans ces paysages aujourd'hui arides et stériles, l'eau, source de vie, sur plus de 4 km, d'un parcours "géant", au prix d'efforts démesurés et d'un savoir faire ancestral pour emplir ces pentes de terrasses de blé.  Ce blé dont la paille servait à couvrir les bâtisses qui abritaient leur vie loin de tout, oui, je le sais, Adeline, 90 ans, me l'a raconté.
A Py plus qu'ailleurs des portes s'ouvrent sur mon insatiable curiosité. Alors ...A bientôt !

Des portes s'ouvrent.

Depuis j'ai encore fait un parcours impressionnant que je ne conterai point.
Et bien d'autres m'attendent, qui resteront peut être dans un coin secret de ma mémoire. 

En chiffres : 
Distance totale : 9.77 km dont plus de 4 km de canal (et hors sentier)
Temps de marche dont recherches  : 3 h 55
Altitude maxi : 1250
Canal ; courbe de niveau frôlant les 1200 m
Dénivelé positif cumulé : environ 400 m


Le trajet du canal, plus de 4 km, pointillés rouges










12 commentaires:

  1. magnifique trajet et découverte
    Ils n'avaient peur de rien surtout pas de travailler lorsqu'on voit tout ces efforts pour de l'eau ! et des récoltes qui allaient avec
    merci !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est un régal de partir à l'aventure à Py comme je l'ai fait dans une grande partie du Conflent, de Joncet à Villefranche, de Nyer à Mantet, et j'en passe. C'est comme un immense puzzle que j'assemble et que je fais revivre par la magie de mon imaginaire doublé de mon vécu de paysanne et des récits dont je suis imprégnée. Et un certain Michel Prats m'a éveillée aux cabanes que je regardais sans vraiment m'y attacher. A présent je les cherche ! Merci aussi à toi

      Supprimer
  2. Ma grand mère faisait souvent référence à ses grands parents courageux, avec qui elle à vécu et qui travaillaient énormément là-bas vers le Coberturat et Saletes. Elle aussi avait ramené des fagots et des rondins pour la cheminée. J'avais passé deux nuits dans la maison familiale avec son cousin qui avait racheté les parts des héritiers. J'avais environ 14 ans . J'avais compris ce que pouvait être cette vie de labeur permanent. Rien n'arrivait seul, il fallait tout faire : le pain, la cuisine, les salaisons, même les matelas en feuilles de maïs (sur lequel j'avais dormi pendant ces deux nuits au carrer d'Avall) ... Tout cela n'était possible que si en amont on avait "travaillé la terre" dans les conditions que tu décris si bien. En 1961 j'avais fêté les 100 ans de celle qui était mon arrière-arrière grand mère, Marie Pacouil, née Gout, dite la Galla.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Guy, quand je marche dans ces terres si escarpées et qui furent de vrais greniers , il y a deux personnes qui m'accompagnent, toi et Michel Prats (voir ci dessus) qui a fait avec d'autres un remarquable travail sur les cabanes. Je commence après des km (merveilleux sont ceux hors sentier) à bien saisir l'âme d'antan de ce Conflent. Py a un caractère d'exception car on dirait, tant le bâti (cortals, chemins, murs, terrasses) est homogène qu'une seule et même personne l'a construit. J'y ressens une unité rare, celle d'un peuple, "comme un seul homme", ayant apprivoisé ces montagnes , j'y ressens un respect, un amour et aussi beaucoup de souffrance de ces gens, pour survivre dans le contexte de l'époque, économique, social et climatique. Je te remercie pour ton témoignage. Je veux sur mon 2nd blog faire un article différent, sur la pierre.

      Supprimer
  3. "à vécu" avait vécu GV

    RépondreSupprimer
  4. Merci de faire revivre un passé pas vieux que ça

    RépondreSupprimer
  5. Réponses
    1. Et oui, j'épluche le Conflent comme une orange; je veux revenir à Nyer qui me manque, il me semble que c'était il y a 100 ans tant j'ai rempli ma vie depuis

      Supprimer
  6. Belle sortie sportive, contemplative et instructive avec ce thème de l'eau en fil rouge ! Eh oui, comme le précisent dans les commentaires précédents Guy Vila et Michel Prats, on imagine aisément le labeur harassant de nos anciens afin de maintenir la vie sur quelques parcelles arables ou pastorales dont seuls les anciens et les vieilles pierres de ces cortals à présent ruinés se souviennent et dont les grondements de la Rotja nous rappellent à l'humilité ! Ta visite en ces lieux austères rend bien hommage à ces fantômes du passé qui doivent bien te murmurer quelques secrets que tu sauras bien garder et c'est très bien ainsi ! Merci Amé !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est un vrai enchantement , je dirais même une addiction de partir à la découverte; je ne me lasse pas de ces pentes, de ces terrasses, de cette Rotja, bref le jour où tu m'as conseillé d'aller à Py, comme Nicolas, tu fus de bon conseil; je compte "terminer" mes périples automnaux, sans pour autant fermer la porte à ce secteur, qui me donne déjà envie d'y revenir alors que je n'ai pas terminé le 1ere tour : j'y vais !!

      Supprimer
  7. c'est bien vrai qu'ils étaient costauds ces anciens et durs à la tâche et ils avaient un savoir faire sans nos mécaniques actuelles qui force l'admiration, ce dont tu rends si bien compte, alors merci !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui et en plus Py m'a fait un beau cadeau j'ai rencontré Claude Pideill, belle rencontre; sur les trois il ne manque que toi

      Supprimer

Votre commentaire: